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Secret défense contre l’histoire : fermeture des archives des répressions coloniales
Article mis en ligne le 17 février 2020
dernière modification le 16 février 2020

Les chercheurs fréquentant les archives publiques françaises, dont le Service historique de la Défense (SHD), se voient depuis peu dans l’impossibilité de consulter de très nombreux documents d’après 1940 accessibles selon la loi : tous ceux qui furent tamponnés « secret » ou « très secret » lors de leur production, durant les répressions coloniales à Madagascar, en Indochine ou en Algérie.

La plupart de ces documents auxquels les chercheurs ne peuvent actuellement avoir accès étaient librement communiqués jusqu’ici, souvent depuis des années, après l’expiration des délais de communication légaux, ou bien par dérogation.

Cette situation est le fruit d’une décision prise à la fin de l’année 2019 par le Secrétariat général de la Défense et de la sécurité nationale (SGDSN), rattaché aux services du Premier ministre : celle d’appliquer de façon différente de ce qui avait été le cas auparavant une instruction interministérielle, texte non législatif du 30 novembre 2011, émise huit ans auparavant vers la fin de la présidence de Nicolas Sarkozy, au nom de la protection du « secret défense ».

En application de cette « IGI 1300 », les archivistes sont désormais tenus de mettre sous pli fermé ces papiers tamponnés, ainsi déclarés « classifiés », quel qu’en soit le contenu et la date. Et, si des chercheurs souhaitent les consulter, ils doivent s’adresser aux institutions qui les ont versées, le ministère de la Défense le plus souvent, pour obtenir, page par page, leur « déclassification ». Comme rien n’indique sur les cartons d’archives qu’ils contiennent de telles pièces, tous devront être passés en revue par les archivistes, qui devront examiner, au total, des centaines de milliers de pages, des dizaines de kilomètres linéaires d’archives. En l’absence de personnels, le centre le plus concerné, le SHD à Vincennes, a annoncé à ses usagers de sérieuses restrictions à la consultation. Pour des documents qui étaient pourtant, pour la plupart, ouverts aux chercheurs il y a encore quelques semaines, et souvent depuis des années.

L’absurdité de cette mesure saute aux yeux. Elle est sans doute inspirée par l’obsession sécuritaire actuelle et par la crainte d’un débat en cours sur l’enjeu démocratique que représente pour les citoyens le droit à connaître la page coloniale de notre histoire. (...)

De nombreux travaux de recherche historique, projetés ou entamés, sont stoppés net. Quant à ceux qui ont pu profiter antérieurement de la libre communication ou de dérogations, leurs auteurs pourraient en théorie se voir reprocher d’avoir divulgué des secrets d’Etat, voire même être poursuivis pour « délit de compromission » et encourir de lourdes peines. La plupart de ces documents déclarés inaccessibles ne contiennent rien qui touche de près ou de loin, en 2020, au secret de la défense nationale, même dans son acception la plus large. (...)

Cette mesure de restriction de l’accès aux archives publiques est sans précédent et constitue une régression dans l’évolution récente des politiques de l’Etat en la matière. Cette simple mesure administrative semble en contradiction avec la législation en vigueur, la loi sur les archives de 2008 et le code du patrimoine. Elle intervient après une ouverture par dérogation générale des archives de la Seconde Guerre mondiale, publié le 24 décembre 2015, par François Hollande, comme l’explique l’historien Gilles Morin qui en avait été à l’origine. Et après plusieurs déclarations d’intention de transparence et d’ouverture de celles de la guerre d’Algérie, notamment sur l’assassinat de Maurice Audin par les militaires français qui le détenaient, et sur les autres disparus de la guerre d’Algérie, par le président de la République, Emmanuel Macron, le 13 septembre 2018. S’agit-il d’un tournant politique en la matière ? Par qui et pourquoi a-t-il été opéré ? (...)

Il nous apparaît que les principaux évènements concernés dépassent la Seconde Guerre mondiale et sont ceux des guerres d’Indochine et d’Algérie, ainsi que les répressions coloniales à Madagascar et au Cameroun. Les archives relatives aux opérations de l’armée française durant ces guerres et répressions coloniales sont constellées de mentions « secret ». (...)

Or la consultation des archives a été considérée par la Révolution française comme un droit appartenant à tous les citoyens, déclarés égaux dans l’accès aux services publics. Le secret de la défense nationale ou les intérêts fondamentaux de l’Etat n’effacent pas pour autant les droits de l’homme et de tout citoyen. (...)

Et il ne s’agit pas seulement d’un enjeu concernant la connaissance historique d’une période de l’histoire contemporaine de la France, c’est aussi un enjeu civique. Car la question n’est pas sans lien avec le fait qu’aujourd’hui en France existent des forces politiques qui se sont nourries des silences et des dénis d’histoire relatifs à la période coloniale. Le libre accès aux archives est aussi une des conditions pour que ce pays puisse espérer enfin mettre fin à leur ascension, qui est malheureusement prévisible si un tel travail archivistique, historique et mémoriel n’est pas entrepris.