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Mediapart
Sabra et Chatila : histoire d’un massacre anticipé par Israël
Article mis en ligne le 17 septembre 2022
dernière modification le 16 septembre 2022

Il y a quarante ans, le 16 septembre 1982, commençait dans les camps de réfugiés palestiniens du Liban une orgie de viols et d’assassinats qui allait se poursuivre pendant trois jours. Cinq mois plus tard, une commission d’enquête gouvernementale concluait qu’aucun Israélien ne pouvait être tenu pour responsable des massacres. Un universitaire a découvert à Jérusalem, dans les archives officielles, une tout autre vérité…

Quarante ans exactement après le massacre de Sabra et Chatila, à Beyrouth, où des milliers de civils palestiniens ont été assassinés entre le 16 et le 18 septembre 1982, des éléments inédits viennent éclairer d’une lumière nouvelle les circonstances de ce carnage. Ils sont accablants pour les dirigeants israéliens de l’époque.

Jusqu’à présent, ceux-ci pouvaient être accusés, au mieux, d’une criminelle et cynique passivité devant la boucherie perpétrée sous leurs yeux par leurs alliés libanais. Au pire, de complicité dans ce crime. Les chefs de l’armée et les dirigeants politiques d’Israël lors de la guerre du Liban peuvent désormais être tenus pour instigateurs ou co-instigateurs de ce crime. Du carnage par procuration, on est passé au massacre prémédité.

Et l’accusation est d’autant plus irréfutable qu’elle provient de leurs propres archives dont certains dossiers, liés à la guerre du Liban, ont été déclassifiés après des décennies de secret. C’est un chercheur américain, Seth Anziska, spécialiste des relations entre juifs et musulmans à l’University College de Londres, qui a fait cette découverte explosive. Il y consacre une vingtaine de pages dans le livre qu’il a publié en 2018 aux États-Unis. Et une partie importante du fonds tiré de l’oubli est aujourd’hui accessible aux chercheurs grâce au lien publié par la New York Review of Books du 17 septembre 2018, en complément d’un long article de l’universitaire.

On peut se demander d’ailleurs pourquoi ces révélations, authentifiées par de nombreux experts, américains et israéliens, n’ont pas – encore – provoqué la réouverture du dossier et du débat sur ces trois journées de tuerie dont l’horreur est inoubliable pour ceux, dont le signataire de ces lignes, qui découvrirent la scène de crime quelques heures après le départ des tueurs. (...)

Ce document, très détaillé, révélait que le ministre de la défense israélien Ariel Sharon avait menti à ses protecteurs américains comme à ses protégés libanais en leur affirmant que des « terroristes » palestiniens se cachaient encore parmi les réfugiés. Ce qui, faute de mieux, fournissait une explication ou un prétexte au massacre en cours.

On y découvrait enfin, dans les comptes-rendus, également secrets, des rencontres entre diplomates israéliens et américains, que Morris Draper, l’émissaire spécial du président Ronald Reagan au Moyen-Orient, avait manqué du courage et du sens moral le plus élémentaire en acceptant silencieusement le viol de leurs engagements par ses interlocuteurs israéliens. Des années plus tard, le diplomate américain jugera d’ailleurs que ce massacre, qu’il aurait pu et dû empêcher, avait été « obscène ». (...)

Créée par le gouvernement israélien le 28 septembre 1982 et présidée par Yitzhak Kahane, président de la Cour suprême, cette commission avait en principe pour but d’évaluer la responsabilité des dirigeants israéliens dans les crimes commis à Sabra et Chatila.

Son rapport final, d’une centaine de pages, remis début février 1983, après quatre mois d’enquête, concluait que la responsabilité directe des massacres était imputable aux phalangistes libanais. Israël, notaient cependant les auteurs du document, pouvait avoir une responsabilité indirecte dans les crimes puisque son armée encerclait les camps où ils avaient été perpétrés. Rien de réellement surprenant donc. Rien de politiquement gênant non plus.

Mais les annexes secrètes étaient d’une tout autre nature. Elles rassemblaient les dépositions, déclarations, témoignages des quelque 160 personnes – dirigeants politiques, hauts fonctionnaires, militaires, diplomates, agents secrets – interrogées confidentiellement par les trois membres de la commission : deux magistrats et un général, assistés d’une équipe de juristes et d’enquêteurs.

À quoi s’ajoutaient des comptes-rendus de réunions politiques, diplomatiques, minutes du conseil des ministres ou du cabinet de sécurité, transcriptions d’entretiens confidentiels divers, de rencontres avec des responsables libanais, notes et synthèses des services secrets, plans et ordres militaires, fournis par les témoins ou obtenus par les investigateurs auprès des administrations.

En tout, plus de 400 pages livrant une multitude d’informations nouvelles et inscrivant Sabra et Chatila dans un contexte politique et historique totalement différent de celui décrit par l’historiographie officielle israélienne. L’une des révélations majeures de ces documents, selon Seth Anziska, est l’ancienneté, donc la vraie nature des liens entre Israéliens et phalangistes libanais.

Car selon le chercheur, l’analyse des documents secrets réunis par la commission Kahane montre que le massacre de Sabra et Chatila, loin d’être une réaction de vengeance sauvage mais quasi spontanée des miliciens phalangistes, relève au contraire d’une stratégie, largement inspirée par Ariel Sharon, qui repose sur un projet d’élimination pure et simple des Palestiniens, globalement désignés comme « terroristes » par le ministre de la défense.

Projet dans lequel le rôle des phalangistes était prévu dès le départ. (...)

à partir du 16 au soir, c’est une orgie de violence barbare qui s’abat sur les deux camps de Sabra et Chatila. Les miliciens violent, tuent, démembrent. Femmes, enfants, vieillards, personne n’est épargné. Même les animaux sont égorgés ou éventrés. Et les militaires israéliens peuvent d’autant moins l’ignorer que ce sont eux qui, la nuit venue, permettent aux tueurs de poursuivre leur horrible besogne en tirant avec leurs mortiers des obus éclairants au-dessus des camps.

On le sait, la tuerie s’étendra sur trois jours et durera près de 40 heures. Et le 17 septembre — terrible aveu des archives — lorsque Morris Draper demande aux généraux israéliens d’ordonner à leurs alliés libanais de se retirer, Yehoshua Saguy lui répond : « Et qui va les empêcher de rester ? »

Quarante ans plus tard, le bilan du massacre est toujours incertain. Entre 800 et 3 500 morts. Car de nombreux habitants des camps, enlevés par les phalangistes, n’ont jamais été retrouvés. Et des monceaux de cadavres ont été chargés dans des camions et emportés vers des destinations inconnues.

La découverte du massacre soulève une indignation mondiale. En Israël, le mouvement « La Paix maintenant » appelle à une manifestation massive de protestation. Elle rassemble près de 400 000 personnes sur la place des Rois – désormais place Itzhak Rabin. C’est la plus importante manifestation de tout le Moyen-Orient. Et la plus importante, jusqu’à aujourd’hui, de l’histoire d’Israël. (...)

Quatre décennies plus tard, la mort, en mai dernier, de la journaliste palestino-américaine Shirin Abou Akleh, tuée à Jénine par un tir de sniper en plein visage, montre que, sur ce point, les dirigeants israéliens d’aujourd’hui ne sont pas différents de leurs prédécesseurs. Après avoir d’abord accusé les Palestiniens de l’assassinat, l’armée a fini par admettre qu’il était « hautement probable » qu’un soldat ait tué la journaliste par « erreur ». Tout en affirmant qu’il était exclu d’ouvrir une enquête. Comme si la préservation de « l’intégrité morale d’Israël » demeurait une question de communication et non de vérité et de justice.