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Médiapart
Russie : menacée de liquidation, l’ONG Memorial à nouveau au tribunal
Article mis en ligne le 25 décembre 2021

Alors que la justice russe examine ce jeudi une demande de dissolution de l’ONG Memorial, Mediapart republie un entretien avec l’historien Nicolas Werth qui explique les enjeux de cette procédure judiciaire.

La justice russe examine jeudi 23 décembre une demande de dissolution du Centre de défense des droits humains de l’ONG Memorial, pilier de la société civile et dernière cible en date d’une campagne visant les voix critiques du Kremlin.

À cette occasion, Mediapart vous propose de relire l’entretien réalisé le 28 novembre 2021 avec l’historien Nicolas Werth. (...)

Jeudi 25 novembre, la Cour suprême russe a commencé l’examen – finalement reporté au 14 décembre durant l’audience – de la dissolution d’une des deux structures clefs de la fameuse ONG Memorial, fondée en janvier 1989 par Andreï Sakharov notamment : Memorial-International.

Cette entité juridique, qui se concentre sur les questions d’histoire et de mémoire, est poursuivie en même temps – mais par une seconde instance judiciaire – que l’autre branche historique de Memorial : le Centre des droits humains. (...)

Cette offensive globale du pouvoir de Vladimir Poutine s’inscrit dans un contexte de répression croissante visant toute voix critique en Russie : fermeture de médias indépendants ou d’ONG, démantèlement du mouvement de l’opposant Alexeï Navalny embastillé.

Memorial et ses deux branches constituent cependant un morceau de tsar. L’association est symbolique, mondialement connue. Deux prix Nobel de la paix, Mikhaïl Gorbatchev et Dmitri Mouratov, ont pris sa défense.

Les pressions, incessantes, ont commencé à se durcir avec la confiscation des archives numériques de l’ONG en décembre 2008. Et surtout avec l’assassinat, en juillet 2009, de la représentante de Memorial en Tchétchénie, Natalia Estemirova. Aujourd’hui, paraît imminent l’effacement, tant souhaité en haut lieu, de cette structure empêcheuse de commémorer et de réprimer en rond. (...)

Créon voulait empêcher Antigone d’enterrer son frère. Vladimir Poutine entrave au contraire les exhumations que Memorial a menées dans tant de charniers, afin de donner corps, identité, histoire aux victimes voulues anonymes de la terreur stalinienne.

D’où le cas stupéfiant de l’historien Iouri Dmitriev…

Iouri Dmitriev est l’exhumateur emblématique. En Carélie, il a passé 20 ans à arracher les restes de victimes à la terre de fosses communes, répertoriant une liste de 40 000 noms. Le beau film documentaire de François Caillat, Triptyque russe, rend justice à son travail. Je voudrais également citer Sandarmokh (Les Belles Lettres, 2020), livre passionnant d’Irina Flige, co-découvreuse, avec Iouri Dmitriev, de ce charnier de Carélie où reposent les restes de plus 6 000 personnes assassinées lors de la Grande Terreur de 1937-1938.

Au début des années 2010, Iouri Dmitriev m’a montré, sur son ordinateur, des milliers de clichés d’ossements et de crânes mis au jour. Cet historien a depuis été victime d’un coup monté par les services russes. Il est accusé de violences sexuelles à l’encontre de sa fille adoptive handicapée, à partir de documents considérés par l’accusation, contre toute évidence, comme « pornographiques ». Et Iouri Dmitriev est incarcéré depuis décembre 2016... (...)

Le régime de Vladimir Poutine se contente-t-il de réduire au silence ?

Non, le régime réécrit l’histoire. En l’occurrence, l’opération est orchestrée par la Société d’histoire militaire de la Russie, pilotée par Vladimir Medinsky, ancien ministre de la culture et très proche de Vladimir Poutine – la Société de géographie de la Russie étant pour sa part administrée par le ministre de la défense Sergueï Choïgou, avec pour président d’honneur Vladimir Poutine lui-même. (...)

Du point de vue du régime poutinien, Memorial est-elle considérée comme une hydre à anéantir ?

L’organisation s’est en effet fixé quatre missions. Premièrement, aider les familles de tous les persécutés du stalinisme à retrouver la trace de parents disparus, voire à constituer des dossiers permettant d’obtenir un document attestant de leur condition de victimes. Au tout début des années 1990, quand a été promulguée la loi fondamentale de Boris Elstine sur la réhabilitation des victimes de la répression stalinienne, il n’existait aucune base de données. La population russe était démunie et dépourvue (...)

C’est alors que des bénévoles se sont activés pour Memorial. (...) Aujourd’hui, les bénévoles dans leur ensemble se comptent plutôt en milliers, souvent des sexagénaires et septuagénaires…

La deuxième mission de Memorial s’avère éducative. Depuis vingt-cinq ans, par exemple, est organisé un concours auprès des lycéens. Sur le modèle de ce qui s’est fait en France sous l’égide de ministère de l’éducation avec le concours national de la Résistance et de la Déportation, l’ONG Memorial encourage les lycéens à creuser l’histoire soviétique, à partir de lieux ou d’exemples familiaux. (...)

La mission de Memorial la plus connue du grand public touche cependant aux droits humains…

Certes, avec en particulier un travail juridique, pointu et de longue haleine, en faveur d’activistes de défense des droits. Depuis sa fondation, le Centre des droits humains Memorial a épaulé environ 250 prévenus et gagné 150 affaires.

Par ailleurs, Memorial répertorie et soutient 420 prisonniers politiques en Russie, et suit de près les persécutions menées par le président Ramzan Kadyrov en Tchétchénie.

Une telle activité de défense, d’aide juridique, ou même d’observation des conditions de détention, se retrouve dans le collimateur du régime. (...)

plainte du parquet, qui a saisi le tribunal de Moscou, est intervenue au lendemain d’une autre démarche, celle du procureur général de la Fédération de Russie, qui a donc, parallèlement, demandé à la Cour Suprême de procéder à la « liquidation » de la branche chargée des questions d’histoire et de mémoire : Memorial-International.

En effet, le 11 novembre, la Cour suprême de la Fédération de Russie a réclamé la dissolution de Memorial-International, qui assure la quatrième mission de l’ONG, celle dont se défient peut-être en premier lieu le Kremlin et son appareil d’État : travailler sur l’histoire et la mémoire.

Un tel objectif a permis d’aboutir à l’enregistrement de milliers de témoignages de rescapés de la terreur stalinienne, ainsi qu’à la création d’une base de données d’histoire orale centralisée à Moscou (avec copies destinées aux centres régionaux de Memorial). (...)