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Revue Ballast
Romaric Godin : « Il y a un mouvement général autoritaire au sein du capitalisme contemporain »
#capitalisme #Macron
Article mis en ligne le 8 avril 2023
dernière modification le 5 avril 2023

Romaric Godin s’était fait remarquer lorsqu’il publiait des articles sur la crise grecque dans La Tribune, en décalage avec la doxa dominante. Depuis 2017 à Mediapart, le journaliste économique y analyse avec pédagogie les rouages de la macroéconomie contemporaine. Dans son livre La Guerre sociale en France, il a retracé la façon dont le néolibéralisme a été imposé — non sans compromis — au pays, et comment le macronisme radicalise ce projet économique et politique. L’autoritarisme grandissant qui se déploie sous nos yeux est, analyse-t-il, la conséquence d’un néolibéralisme en crise : les gouvernants n’ont plus que la force pour mettre en œuvre un modèle auquel la majorité de la population française ne souscrit pas. Le mouvement social contre la réforme des retraites en est l’exemple même. Mais derrière cette crise du néolibéralisme se trouve en réalité celle du mode de production capitaliste : nous en discutons avec lui pour démêler tout ça.

Depuis plusieurs années on lit ou on entend parfois que le néolibéralisme serait en bout de course, qu’on assisterait à sa chute. Mais cette fin annoncée n’est-elle pas un mirage, s’estompant chaque fois qu’on semble s’en approcher ?

Tout d’abord, l’histoire du capitalisme n’est pas faite de phases de ruptures abruptes, où on passerait rapidement, de façon claire, d’un monde à un autre. Ce sont des phénomènes de transformation avec des persistances d’anciennes pratiques qui, progressivement, se font chasser par d’autres — qui elles-mêmes prennent peu à peu des places dominantes, avec des variations selon les pays, les situations, les crises, etc. À titre personnel je ne parle pas de « fin du néolibéralisme » puisque, comme vous, je ne la vois pas ! En revanche, il y a une crise du néolibéralisme. Ce qui ne signifie pas que le néolibéralisme soit affaibli sur le plan politique ou en train de disparaître — ça veut dire qu’il essaie de survivre. (...)

Aujourd’hui le néolibéralisme est, aux États-Unis, dans une situation très précaire. Biden — qui n’est pas socialiste, bien sûr —, tente de définir une nouvelle forme de capitalisme alternatif au néolibéralisme : il n’y arrive pas complètement mais quelque chose se joue là-bas, avec en face une tentative fasciste via Trump. En France, on a encore un parti néolibéral qui est beaucoup plus fort parce qu’on n’est pas sur la même temporalité. Ce parti tâche d’imposer des réformes qui ont été imposées par d’autres il y a longtemps, avant la crise du néolibéralisme. Comme s’ils n’étaient pas conscients de celle-ci.

Comment relier cette crise du néolibéralisme au capitalisme actuel ?

La crise objective du néolibéralisme est en fait celle du capitalisme puisque le néolibéralisme, tel que je le conçois, est le mode de gestion contemporain du capitalisme. Donc ces gens, qui sont dans une temporalité politique différente, se font rattraper parce que notre pays est aussi dans cette crise du capitalisme néolibéral. C’est cette tension qui apparaît aujourd’hui : entre ceux qui vivent directement la crise du capitalisme (inflation, inégalités, monde du travail dégradé avec des emplois créés que personne n’a envie de faire, etc.) et un pouvoir qui continue de croire qu’il est en 1994, qu’il suffit de baisser le coût du travail et les impôts pour faire de la croissance, laquelle, à son tour, réglera tous les problèmes. Mais dans cette façon de raisonner, il y a un problème quasiment à chaque mot. (...)

il faut dégager des moyens pour aider encore plus le capital, et ça, on va le chercher sur le reste de la destruction de l’État social et de la Sécurité sociale. Il se dessine quelque chose de « l’après », avec un État encore plus présent, qui organise, protège et garantit la poursuite de l’augmentation du taux de profit — j’appelle ça un socialisme de l’offre. On voit donc un changement qui fait partie de cette phase de transformation du capitalisme, qui est structurel. Marx le dit dès le départ dans le Capital : le capitalisme se transforme en permanence. C’est pourquoi il faut réfléchir en termes de mode de gestion du capitalisme face à l’intérieur du conflit capital/travail. (...)

le capitalisme a produit pendant très longtemps des biens d’équipements et de luxe, et puis il lui a fallu produire massivement des biens de consommation. Cette phase a contraint le système à la redistribution parce qu’il faut bien que les gens puissent acheter ces biens. À la fin des années 1960, alors que les gains de productivité sont autour de 5–6 % en Occident, ce modèle fordiste entre dans une grave crise de profitabilité. La réponse apportée est d’une part de presser sur le monde du travail pour dégager de la plus-value, mais aussi d’élargir les marchés et la production par la mondialisation — pour réduire le coût de production et ouvrir de nouveaux marchés. C’est ça, le début du néolibéralisme. Mais ce qui est assez frappant, c’est que cet élargissement a un effet « apaisant » sur la crise, sans pour autant la régler. (...)

Il faut réfléchir en termes de phases plutôt qu’en termes de ruptures simples, même si 2008 est une crise importante puisqu’il est certain qu’à partir de cette date, la sphère financière n’est plus vraiment effective dans la sauvegarde du néolibéralisme. (...)

là où il y a des gains de productivité, ils sont captés par les élites qui les mettent dans la sphère financière. Et de toute façon ces gains sont beaucoup trop faibles. Cette situation est extrêmement compliquée à gérer pour une économie capitaliste. Il y a aussi la crise de la mondialisation. On a beaucoup compté sur la Chine pour pouvoir jouer sur le travail bon marché, afin de réduire les coûts de production et de faire pression sur le travail dans les pays occidentaux. Sauf que la Chine se développe et elle n’a plus envie de rester à la place qu’on lui a assignée dans la division du travail internationale. Elle en a vu les conséquences (...)

À partir de 2015, et encore plus depuis 2020, il est évident que la mondialisation est en crise. Plusieurs piliers tombent donc les uns après les autres : il en résulte une économie mondiale très tendue et très affaiblie. Des éléments extérieurs se rajoutent là-dessus, comme le Covid — mais le Covid est un virus qui vient sur un corps économique déjà malade. (...)

puisqu’il y a cette crise du capitalisme qui prend la forme du néolibéralisme, il y a des agents qui vont défendre les intérêts du capital. Ils sont de plusieurs types : des gens qui pensent qu’il faut sauver le système par principe et des gens qui ont des intérêts de pouvoir ou d’argent dans ce système, comme des dirigeants politiques et des chefs d’entreprises. Il y a aussi des structures culturelles qui renforcent cette agentivité des néolibéraux, au sens où ce mode de gestion s’incarne par des gens qui agissent sur la société. Le mode de gestion du capitalisme se répand dans la société par plusieurs modes opératoires. L’un, réflexe pourrait-on dire : « Comment je fais pour sauver mon profit ? » Il y a aussi les modes d’actions culturels, comme lire Ayn Rand, Hayek, Friedmann ou les économistes qui ont digéré ces livres, ce que j’appelle le consensus néolibéral en sciences économiques et qui influe à son tour sur la masse des économistes, des politiques et une partie de l’opinion. Dans une forme de simplification, j’explique que c’est le néolibéralisme qui fait ça. Mais la réaction à une crise du capitalisme se traduit bien par des agents concrets, par des réponses concrètes qui trouvent leurs formes à la fois dans des réalisations culturelles et des pratiques sociales. C’est pour ça que le néolibéralisme prend des formes extrêmement différentes selon les situations dans lequel il est. Entre le Brésil, la France, l’Allemagne ou les États-Unis, la façon dont redescend cette nécessité de sauvegarder le taux de profit prend des formes variées. (...)

Le mouvement social contre les lois Travail, contre la précédente réforme des retraites, les gilets jaunes, les luttes à la SNCF, le mouvement contre la réforme actuelle… On se trouve dans la même situation, avec une minorité au pouvoir persuadée d’avoir raison et d’être dans la science, de savoir ce qu’il faut faire, et puis la masse, perçue comme un ensemble de ploucs. Dans son intervention télévisée du 22 mars, c’est ce que dit Macron : « Moi, je fais ce qu’il faut faire. » Il se présente comme porteur de la vérité tandis que les autres seraient dans l’erreur. Ce qui justifie son passage en force : « Il y a une tendance dans nos démocraties à vouloir s’abstraire du principe de réalité. » (...)

Le macronisme s’inscrit dans une rupture de nature avec la gestion néolibérale de la période 1977–2010, qui est marquée par une forme de néolibéralisme prudent. (...)

C’est cette politique qui est remise en cause à partir de la présidence Sarkozy et c’est la rupture avec cette politique qui est promue par la fameuse commission Attali. À partir de 2010, la rupture est claire : la réforme des retraites Fillon passe en force malgré une mobilisation massive et le budget 2011 est ultra-austéritaire. En 2015–2017, cette politique est poursuivie par Hollande avec les lois Travail, qui s’attaquent directement au droit du travail. Le macronisme s’inscrit dans cette logique de différence de nature avec la période précédente. Sa focalisation sur les « réformes » le situe dans un rejet du « chiraquisme », perçu comme le lieu du recul néolibéral face aux masses. Mais à cela s’ajoute une différence de degré ! Macron veut aller plus loin que Sarkozy et Hollande en modifiant davantage encore le droit du travail, l’assurance chômage, le statut de la fonction publique et des entreprises publiques. Macron a officiellement démissionné en 2016, en désaccord avec la loi Travail trop modérée à son goût ! Le macronisme est l’aboutissement de deux trajectoires : la rupture avec le chiraquisme et le changement de degré, où on monte en réformes et en violences. En parallèle, la crise capitaliste continue : le macronisme entend donc aller plus loin. C’est une fuite en avant à marche forcée. (...)

Dans les démocraties occidentales, il y a une convergence générale vers des formes de plus en plus autoritaires de mode de gestion du capitalisme. Le néolibéralisme est peut-être en train de se modifier dans un capitalisme plus autoritaire, de rente, protégé par l’État et fondé sur une exploitation accrue du travail. La contestation est donc beaucoup moins acceptable. (...)

Le pouvoir macroniste a eu un recours inédit aux violences policières et à l’encadrement policier du droit de manifestation et de grève. Il y a une aggravation de la situation du point de vue démocratique qui doit nous alarmer. Ces dernières semaines ont été exemplaires de ce point de vue : on peut constater un scandale par jour. (...)

Sur le site des Editions de la Découverte :

La guerre sociale en France
Aux sources économiques de la démocratie autoritaire
Romaric Godin

La tentation d’un pouvoir autoritaire dans la France de 2019 trouve ses racines dans le projet économique du candidat Macron.
Depuis des décennies, la pensée néolibérale mène une guerre larvée contre le modèle social français de l’après-guerre. La résistance d’une population refusant des politiques en faveur du capital a abouti à un modèle mixte, intégrant des éléments néolibéraux plus modérés qu’ailleurs, et au maintien de plus en plus précaire d’un compromis social. À partir de la crise de 2008, l’offensive néolibérale s’est radicalisée, dans un rejet complet de tout équilibre.
Emmanuel Macron apparaît alors comme l’homme de la revanche d’un capitalisme français qui jadis a combattu et vaincu le travail, avec l’appui de l’État, mais qui a dû accepter la médiation publique pour " civiliser " la lutte de classes. Arrivé au pouvoir sans disposer d’une adhésion majoritaire à un programme qui renverse cet équilibre historique, le Président fait face à des oppositions hétéroclites mais qui toutes rejettent son projet néolibéral, largement à contretemps des enjeux de l’époque. Le pouvoir n’a ainsi d’autre solution que de durcir la démocratie par un excès d’autorité. Selon une méthode classique du néolibéralisme : de l’épuisement de la société doit provenir son obéissance.