
Au Soudan, la presse internationale s’est émue de voir la présence massive des femmes lors de la contestation qui a renversé l’ancien président Omar al-Bashir. Historiquement, ça n’a pourtant rien d’inhabituel pour les Soudanaises.
Khartoum (Soudan), envoyée spéciale.- Il y a dans l’atmosphère une onde inqualifiable. Quelque chose entre l’euphorie, l’asphyxie et le vertige. Montés sur le grand pont en fer qui surplombe l’entrée du sit-in, des centaines d’hommes brandissent des drapeaux et martèlent à coups de pierre la passerelle, diffusant à plusieurs centaines de mètres à la ronde un bruit assourdissant.
« Tasqot bas ! Tasqot bas ! » (« Tombe et c’est tout ! ») Partout, la mobilité est réduite, l’air se fait rare, les fronts perlent de sueur et les chemises collent aux dos. Massés les uns aux autres, les Soudanais dansent, chantent et scandent des slogans révolutionnaires au son de grands haut-parleurs qui crachent des musiques saturées à longueur de nuits et de journées. « Al-Bashir et ses complices, à la CPI », « les harami [les “impénitents”, al-Bashir et son cercle proche – ndrl], vous êtes finis ! » s’égosillent les manifestants.
Ils sont là depuis le 6 avril, et n’ont absolument pas prévu de quitter le siège organisé devant le quartier général de l’armée, là où un Conseil militaire de transition s’est approprié le pouvoir après le coup d’État mené contre Omar al-Bashir, avec le soutien populaire. Parmi les manifestants, les voiles colorés sont innombrables. Les femmes sont partout, remuent, sautillent et forcent le passage avec ferveur entre les stands de cacahuètes, les bénévoles armés de pulvérisateurs d’eau et les bousculades inévitables. On les retrouve, souvent un drapeau soudanais jeté sur les épaules, à l’entrée du sit-in pour fouiller les sacs et confisquer stylos et miroirs de poche. Mais aussi dans la petite clinique aménagée pour soigner les éventuelles victimes d’insolation, de luxation de chevilles et d’épuisement. Ou encore derrière les micros des espaces dédiés à la prise de parole. (...)
La zagrouda (le chant des femmes) est devenue leur signe de ralliement partout où elles passent. Dans le petit local de l’Association des professionnels soudanais, figure de proue de la contestation, Khadidja Wahid discourt sur la nécessité du pacifisme et encourage celles qui ne l’ont pas encore fait à s’engager dans cette lutte ininterrompue depuis plus de deux semaines, pour la formation d’un gouvernement à majorité civile. « J’appelle les femmes à prendre part autant que possible à cette révolution, de manière pacifique, car c’est un contrat passé avec notre conscience malgré la dangerosité de la contre-révolution qui est en train de se mettre en place », explique-t-elle.
Si elles sont si visibles sur les sit-in, elles n’ont pas « rejoint » une révolution emmenée par des hommes, comme la formule le sous-entend. Elles sont nombreuses à avoir organisé et mené les cortèges dès les prémices de la contestation. Pour le meilleur et pour le pire. Depuis le mois de décembre, plus de quarante-cinq femmes ont été mises derrière les barreaux pour leur engagement.
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Mediapart a récolté de nombreux témoignages de femmes racontant des détentions similairement brutales, où « la violence n’est même pas une question qui se pose, elle est là du moment où on vous attrape au moment ou on vous libère ». Frappées, plus ou moins bien traitées en fonction de leur ethnie, certaines ont rapporté des agressions sexuelles, d’autres ont eu le crâne rasé comme preuve ultime de la volonté de les humilier. « Ils ne nous ont pas arrêtées spécifiquement parce qu’on était femmes, croit pourtant savoir Adila, mais parce que nous étions, au même titre que les hommes, des personnes engagées. »
Néanmoins, un récent rapport de Human Rights Watch décrit comment les services de sécurité soudanais ont ciblé les femmes et les filles volontairement durant la répression. (...)
Le 9 mars 2019, neuf révolutionnaires ont aussi été condamnées à vingt coups de fouet et un mois de prison pour « rébellion », alors que la veille, al-Bashir avait annoncé la libération de toutes les manifestantes arrêtées pendant la contestation pour « la journée de la femme » (le jour de lutte pour les droits de la femme). Malmenée psychologiquement, privée de tout, Adila est remise en liberté trois jours plus tard, « une chance » dit-elle. Peu de temps après sa libération, elle commence une grève de la faim et retourne battre le pavé avec toutes ses camarades libérées de prison, pour demander l’acquittement de celles toujours derrière les barreaux. (...)
30 ans de recul des droits des femmes à effacer
« Ceux qui sont surpris de voir les femmes soudanaises prendre part aux protestations en cours perpétuent l’idée fausse selon laquelle les femmes vivant dans des sociétés patriarcales strictes sont politiquement ignorantes ou non engagées. Mais leur participation enthousiaste prouve une fois de plus le contraire, note Sondra Hale, professeure d’anthropologie et d’études du genre à l’Université de Californie. Les Soudanaises ont toujours été actives sur le plan politique, comme toutes les autres femmes dans le monde d’ailleurs. »
La manifestante soudanaise a d’ailleurs une dénomination bien à elle : « Kandaka ». « Un titre traditionnellement donné aux reines nubiennes dans l’ancien Soudan qui auraient laissé à leur peuple l’héritage des femmes autonomisées, qui luttent avec acharnement pour leur pays et leurs droits » (...)
Le Soudan a une longue histoire d’activisme féminin trop souvent ignorée, et ce depuis la fin des années 1940. Ce sont les femmes du nord urbain qui, les premières, ont formé des organisations militantes. La plus importante d’entre elles était l’Union des femmes soudanaises, fondée en 1952 au côté d’autres groupes pionniers comme la Ligue des filles cultivées, l’Association pour la promotion de la femme et les Sœurs républicaines, branche féminine du groupe de réforme islamique, les Frères républicains. (...)
« Cependant, il est vrai que leur participation à l’activisme public a visiblement augmenté dans ce soulèvement », reconnaît Sondra Hale, qui estime que c’est leur exubérance qui a pu surprendre les observateurs. L’une de leurs mobilisations a notamment amusé : sur le « Minbar chat », un groupe Facebook exclusivement féminin dédié à échanger sur les relations amoureuses, cibler les hommes qui leur plaisent ou traquer les maris infidèles, elles ont mis en place un système de surveillance pour identifier et exposer les agents du NISS en civil, impliqués dans la répression des manifestants.
Si la femme soudanaise est historiquement aussi engagée que l’homme, elle a une lutte supplémentaire à mener pour retrouver des droits dont elle a été privée pendant les trente années de la dictature islamo-militaire d’Omar al-Bashir. (...)
Avec la clause de morale du code pénal, depuis 2016, 15 000 femmes ont été condamnées à la flagellation, selon l’Initiative stratégique pour les femmes de la Corne de l’Afrique. (...)
Selon le Gender Equality Index, en 2018 le Soudan se plaçait à la 129e sur 147 pays pour l’égalité hommes-femmes. Il était à la 109e place à la création de cet index en 1995. (...)