
Les organisations populaires se sont regroupés en « Assemblée » pour articuler les luttes contre le « système dette », impulser la mise en place effective de la Commission parlementaire et faire peser leur voix sur les travaux d’enquête de celle-ci.
Les 3, 4 et 5 juin 2015 s’est tenue à Buenos Aires en Argentine une Conférence internationale intitulée « Dette, biens communs et domination - Résistances et alternatives pour construire le « Bien vivre » » rassemblant des mouvements sociaux, des syndicats, des organisations politiques, écologistes, de femmes, de peuples originaires, issus essentiellement d’Argentine, mais également d’Amérique latine et d’Europe.
(...) Une Commission parlementaire d’audit de la dette : une initiative sans lendemain ?
En proie aux féroces attaques de fonds maladroitement appelés « vautours » (un vautour est nécessaire à la chaîne alimentaire alors qu’il est tout à fait viable et nécessaire de se débarrasser de ces fonds spéculatifs dits « vautour »), l’Argentine a adopté le 10 septembre 2014 une loi dite de « paiement souverain ». Celle-ci institue une Commission parlementaire pour auditer le processus d’endettement externe du pays de 1976 (coup d’État militaire) à 2014. La mise en œuvre de cette initiative en mai 2015 a pu être perçue comme une reconnaissance de la revendication historique d’un audit de la dette. Toutefois, force est de déplorer les limites d’une telle initiative dont les effets risquent de rester sans suite : 1° L’audit de la dette devrait être intégral, porter sur l’ensemble de la dette publique et prendre en compte l’impact social et écologique des politiques d’endettement, ce qui ne semble pas faire partie des orientations de la Commission ; 2° il s’agit d’une Commission composée de seuls parlementaires (8 sénateurs et 8 députés) qui n’intègre aucune participation citoyenne ; 3° les membres de la commission sont soumis à une clause de confidentialité infondée et contraire au droit à l’information ; 4° le délai prévu pour l’émission d’un rapport final est extrêmement court – endéans 180 jours.
Si les experts internationaux membres de l’Assemblée ont salué l’initiative que constitue cette Commission, ils ont également exprimé leurs inquiétudes lors de la rencontre, en marge de la Conférence internationale, avec des députés et sénateurs qui composent cette commission d’audit. (...)
... versus une Conférence internationale des mouvements sociaux sur la dette : amorce d’une campagne internationale ?
La Conférence internationale comptait sur la participation notoire d’Adolfo Pérez Esquivel, prix Nobel de la paix et infatigable militant des droits de l’homme, de Nora Cortiñas, fondatrice des Mères de la place de Mai (ligne fondatrice), de Sacha Llorenti, ambassadeur de la Bolivie aux Nations Unies et président de la Commission sur les restructurations de dettes souveraines, de Teresa Morales, ex-ministre du développement productif au sein du gouvernement bolivien, de Pablo Micheli, à la tête du syndicat argentin de la CTA Autonome, mais également de représentants de Dialogo 2000, d’ATTAC-CADTM Argentine, de membres du CADTM AYNA (Amérique latine) et du réseau international du CADTM.
La dimension internationale de la Conférence a permis de mettre à jour les mêmes mécanismes du « système dette » à l’œuvre d’un bout à l’autre de la planète. (...)
Un lien étroit est en effet tissé entre l’Assemblée en Argentine et la Commission d’audit en Grèce. Quatre des membres de cette dernière – dont la présidente du parlement grec, Zoé Konstantopoulou, et le coordinateur scientifique de la dite Commission, Éric Toussaint, également porte-parole international du CADTM – sont intervenus via une vidéoconférence lors de la session de clôture de la Conférence internationale. Ils ont rappelé la nécessité de construire des ponts entre les luttes et les initiatives, la lutte pour la dignité du peuple grec s’inscrit dans celle du peuple argentin et de tous les autres peuples du monde pour le droit de connaître la vérité sur la dette publique, selon les mots même de la présidente du parlement grec. Deux semaines plus tard, le député national argentin Claudio Lozano (membre de la Commission bicamérale et de l’Assemblée) se rendait à Athènes pour rencontrer la présidente du parlement, Zoé Konstantopoulou, et assister à la présentation publique du rapport préliminaire de la Commission d’audit en Grèce.
Les ateliers autogérés et les débats en plénière de la Conférence internationale à Buenos Aires ont mis en lumière l’articulation entre « système dette », biens communs et domination impérialiste comme les trois faces d’un même système étroitement liés à un modèle de développement qui saccage les ressources et creuse les inégalités sociaux-économiques au sein de la région latinoaméricaine et ailleurs. (...)
A l’origine de la dette latino-américaine se trouve la dette dite « originaire », c’est-à-dire la dette des États-Nations modernes à l’égard des peuples originaires des Amériques. Au-delà de l’aspect lié au patrimoine, cette dette se compte en vies humaines, en souffrance, en marginalisation et en perte d’identité. C’est pourtant de ces peuples que provient la philosophie du buen vivir, du « vivre bien », fruit de leur cosmovision et source d’inspiration pour les mouvements sociaux qui participent à l’Assemblée en guise de nouveau paradigme pour la construction d’un modèle alternatif de développement. Le génocide des peuples originaires, d’hier et d’aujourd’hui, s’explique par l’incapacité du modèle dominant de co-exister avec la cosmovision du « buen vivir » incarnée par les peuples amérindiens. Les liens entre dette et génocide ont été explicités, à l’instar des liens entre dette coloniale, dette dictatoriale et dette publique actuelle. (...)
Après la plus importante suspension de paiement de l’histoire opérée en 2001 par le gouvernement argentin sous la pression populaire, concernant 90 milliards de dollars dus à des créanciers privés et du Club de Paris (épargnant des organismes financiers multilatéraux comme le FMI), l’Argentine a repris en 2014 les remboursements odieux à l’égard du Club de Paris : la majeure partie de cette dette provient du financement de la dictature militaire entre 1976 et 1983.
Derrière l’image héroïque d’un gouvernement argentin qui refuserait de rembourser la dette, aujourd’hui nourrie par le refus d’indemniser les fonds vautours mais également par une suspension partielle des paiements à l’égard des créanciers privés qui ont eux participé en 2005 et 2010 aux restructurations de la dette argentine, se cache une autre réalité : celle de la volonté pourtant affichée de continuer à payer « religieusement » la dette, se présentant comme « payeur en série » (« serial pagador ») selon les propres termes de la présidente Cristina Fernandez Kirchner (...)
Et malgré le remboursement soutenu de la dette publique, on constate que les renégociations successives ont in fine conduit à un accroissement de la dette publique (...)
Refusant dès lors de considérer les négociations avec les créanciers en vue d’une restructuration de dette comme voie à suivre par les pays débiteurs pour résoudre le problème de l’endettement public, la Conférence internationale a débouché sur une proposition de lancement d’une campagne populaire à l’échelle nationale, continentale, voire internationale, pour réclamer la suspension de paiement et l’audit de la dette, et au-delà démontrer le lien entre dette publique et modèle productif de développement. Au-delà d’un événement ponctuel, cette conférence doit donc être pensée comme un processus de sensibilisation de longue haleine. La campagne continentale prendrait comme source d’inspiration la précédente campagne du « non à l’ALCA » qui fête aujourd’hui ses 10 années de victoire |4|, au cri cette fois de « non à la dette ».
Cette campagne déboucherait, tout du moins en Argentine, sur une consultation populaire en regard à ces thématiques. Il s’agirait là d’un référendum alternatif, non officiel, émanant des mouvements sociaux, qui nécessiterait donc bien un travail préalable d’appropriation de ces questions par la population. (...)
comme le souligne Alejandro Olmos Gaona : « Ici, il y a deux types de vautours : les petits, ceux dont on parle, et les grands, que sont la Citybank, le Chase Manhatan, la Bank of America, Goldman Sachs... c’est-à-dire les grands opérateurs du système. » Ceux là même qui ont légitimé leur dette en négociant une restructuration avec le gouvernement argentin.
Le problème de la dette publique va donc bien au-delà des prétentions médiatisées des fonds vautours et qui constituent le problème aux yeux du gouvernement : en Argentine et ailleurs, elle pose la question de la domination exercée par une minorité détentrice de capital sur ceux qui en sont dépourvus, travailleurs, travailleuses et peuples du monde. Car comme le rappelle l’Assemblée, « l’unique créancier légitime des dettes sociales, écologiques, économiques, historiques et démocratiques, est le peuple » !