
La monnaie exprime un pouvoir disciplinaire de classe qu’il convient de dévoiler afin de concevoir des formes de résistance adaptées. Élucider cette question est décisif pour comprendre d’autres « objets économiques » qui y sont associés — tels que le crédit, la finance ou le système bancaire. La monnaie joue un rôle absolument crucial dans la légitimation, la dépolitisation et la mystification des rapports sociaux capitalistes. Dès lors, la « repolitiser » doit faire partie intégrante de tout projet émancipateur. Explications.
mo0La monnaie, bien qu’utilisée au quotidien par la plupart d’entre nous, reste un objet mystérieux. Sociologues, anthropologues et économistes hétérodoxes ont proposé différentes théories pour expliquer son origine, sa nature et son rôle au sein des sociétés humaines¹. Beaucoup ont montré son caractère profondément contradictoire en tant qu’institution humaine et ont mis en évidence le pouvoir social qu’elle exprime. Pourtant, l’immense majorité des dirigeants politiques et des économistes dits « mainstream » continuent de représenter la monnaie comme une catégorie purement technique — un objet « apolitique » dont la gestion doit être assurée par des experts et technocrates. (...)
Il semble pourtant tout aussi évident que tout le monde n’a pas accès à la monnaie de la même façon, et que celle-ci confère à celui ou celle qui la possède un certain pouvoir social. Bien loin d’un principe d’égalité abstraite, la monnaie s’avère alors une force profondément inégalitaire.
Comment expliquer ce paradoxe ? Pourquoi et comment le contenu politique de la monnaie est-il systématiquement « mystifié² », rendu invisible par les représentations que nous en avons ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de se pencher sur le rôle de la monnaie, sa nature et les différentes formes qu’elle prend au sein du système capitaliste.
Le fétichisme de la monnaie comme catégorie ‘technique’ dans le capitalisme
La monnaie est la représentation matérielle de la richesse sous sa forme la plus abstraite, c’est-à-dire sans lien avec aucune marchandise ou processus de production : elle joue le rôle de « l’équivalent général », le seul « objet » qui a la propriété de pouvoir être échangé contre toutes les marchandises³. (...)
Elle confère le pouvoir de « commander » le travail : de façon directe, car la monnaie permet l’achat de la force de travail (c’est-à-dire le paiement d’un salaire en échange du travail) ; de façon indirecte, car l’achat de marchandises revient en fait à « commander » le produit du travail des autres.
« La monnaie joue un rôle crucial dans la légitimation, la dépolitisation, et la mystification des rapports sociaux capitalistes. »
La monnaie est aussi une « entité » qui peut être appropriée et accumulée par des individus ou des groupes sociaux particuliers : « Le pouvoir que tout individu exerce sur les activités des autres existe en tant que possesseur de… monnaie. Son pouvoir social, tout comme sa connexion avec la société, il les porte sur lui, dans sa poche.5 » Cet aspect souligne l’une des contradictions au cœur de la monnaie capitaliste : elle est à la fois l’incarnation absolue de la richesse sociale (c’est-à-dire le pouvoir de commander l’activité des autres) et l’objet d’une appropriation privée. La monnaie capitaliste n’est pas neutre ; elle représente et exprime un pouvoir fondamentalement inégalitaire. (...)
La monnaie exprime un pouvoir disciplinaire crucial au cœur du rapport social entre capital et travail : c’est la capacité qu’a le capital d’imposer le travail salarié. Comme l’explique Toni Negri, la monnaie est avant tout l’équivalence d’une inégalité sociale. Elle représente, reproduit et masque tout à la fois l’inégalité des rapports de production capitaliste, c’est-à-dire l’inégalité fondamentale entre ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre (et n’ont pas d’autre choix pour survivre que de la vendre) et ceux qui, par la possession de monnaie, commandent l’activité des autres⁶. (...)
Loin d’être un moyen rationnel pour satisfaire les besoins humains, la monnaie est en fait un pouvoir social par lequel la satisfaction de ces besoins est soumise au capital. Ce pouvoir social est abstrait mais bien réel (...)
« Les rapports d’exploitation et de domination — qui sont l’essence même du capitalisme — sont masqués par l’apparence d’égalité et de liberté de la monnaie. » (...)