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Régine Poloniecka : du malheur juif à la solidarité tous azimuts
Régine Poloniecka : Des harengs aux cerises (Éd. Robert Laffont, 284 p., 19 €)
Article mis en ligne le 2 janvier 2021

Régine Poloniecka, médecin engagée dans les causes humanitaires, écrivaine à ses heures, publie, à 84 ans, un recueil de récits insolites, poétiques. Et parcourus d’effrois du passé, convertis en ouvertures généreuses vers autrui. Rencontre.

C’est un livre à nul autre pareil, un recueil de textes rédigés à la fin de l’autre siècle, sans penser à publication, par une dame qui se dépatouille avec la matière – des harengs aux pieds de table, en passant par les plantes vertes, les bijoux, la boîte à couture et les provisions d’ampoules ou de papier toilette. Le tout nimbé d’une poétique de l’objet prompte à prendre le parti des choses : « J’ai acheté pour la vingt-cinquième fois de la rhubarbe au marché pour faire de la compote. La marchande me l’a enveloppée dans un papier à grandes arabesques bleues, roses, mauves, extravagant, un papier peint sans doute fait pour je ne sais quels murs. Il m’apparaissait somme toute normal que, détourné de son but premier, il finisse ainsi à cet usage modeste. »

Et le fourbi, toujours, reprend le dessus : « J’allais bien sûr le garder, j’en avais déjà beaucoup, de ces papiers-là, de toutes sortes, un stock presque, en deux endroits au moins de la maison, bien rangés, et je pensais faire un grand cahier (le cahier, je l’avais aussi depuis longtemps, d’un format au-dessus de la moyenne aux pages blanches sans lignes) avec un morceau échantillon de ces papiers servant à l’emballage, collé à chaque page avec en dessous écrit, par exemple ; “Rhubarbe – 12 francs le kilo. Marché de Charenton, 6 juin 1991.” »

Cette invasion pacifique de machins, bidules et autres trucmuches, cette tyrannie loufoque des éléments, ustensiles et autres articles de première ou trente-sixième nécessité, trouvent leurs pendants, martiaux et tragiques, à presque chaque page, au détour d’un souvenir lié au sujet abordé : une valise, une fenêtre, une montre… Alors remonte la guerre, en pointillé : surgissent du bric-à-brac un flash du ghetto de Varsovie – « Umschlagplatz (place du triage) » –, une pincée de douleur, un voile de deuil. (...)

C’est plus fort que tout et cela prend des détours inattendus, violents, absurdes et pourtant limpides : « Spontanément, je déteste ou presque les gens qui disent “BHV” (ou “Samar”), je m’en veux d’étiqueter ainsi, mais c’est pour moi un autre monde, qui me fait peur. Des gens sûrs d’eux, de leur droit, de leur bêtise (j’ai la mienne, quant à mes droits, j’en doute, même celui de vivre). Ils disent avoir de petits moyens et je les ressens comme ayant de grands moyens éventuels d’extermination. Terrible montage dans ma tête à partir d’une abréviation. C’est là que le SS revient. La puissance du persécuteur consiste à ce que le persécuté le reste, quitte à être ridicule, d’un ridicule qui ne tue même pas. » (...)

l’une de ses amies explicite : « Avoir survécu au ghetto de Varsovie, aussi dense et lourde que soit cette expérience, ne saurait réduire personne – et surtout pas Régine – à cela. Nous sommes tous faits de mille choses. Et Régine n’a jamais voulu se replier sur son malheur. Elle a voulu en faire une ressource, qui l’a poussée à s’engager dans des actions humanitaires : au Kosovo, auprès des migrants, contre tant d’injustices qui résonnent en elle en rebond du génocide dont elle a réchappé. Résulte de tout cela, chez elle, une immense générosité, attention et surtout écoute des autres. »

Cependant, poursuit la même amie, « vous allez vous heurter à une forme d’ambivalence : Régine est à la fois heureuse de la parution de ce livre et inquiète qu’il puisse ressembler, de près ou de loin, à une exploitation du malheur. Rien ne lui semblerait plus obscène que de profiter, d’une façon ou d’une autre, de la destruction des Juifs d’Europe. Vous allez affronter certaines réticences, si elle accepte de vous recevoir, chez elle, dans son monde d’objets dont elle s’entoure comme autant de protections, en cet univers plein qui lui sert de cocon ». (...)

Les immigrés, les sans-papiers, les réfugiés sont ses frères et sœurs en rejets. Toute mise au rebut la révolte. Elle ne supporte pas l’idée qu’il puisse y avoir des laissés-pour-compte, dont une société repue se satisferait. L’aveuglement volontaire sur une situation inhumaine, très peu pour elle ! (...)

cette femme au grand cœur était appelée, jusqu’à ces dernières années, au chevet des grévistes de la faim des environs – dont le centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes, où tant d’étrangers sont en souffrance.

Mais elle ne s’attarde pas sur ces humains, qui deviendraient ainsi des cas. Il y a d’abord, chez elle, un principe intangible : la confidentialité absolue de tout ce qui touche à son travail, fût-il d’ordre militant. Ensuite, le respect scrupuleux de toutes les facettes d’une vie menée au risque de la perdre : un migrant ne saurait se résumer à sa situation sur notre sol. C’est une personne riche, multiple, qu’il faut appréhender dans son ensemble kaléidoscopique ; bien au-delà de la pitié ou même de la compassion.