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Rapprocher les centres de détention américains des camps de concentration n’est pas un affront
Article mis en ligne le 27 juillet 2019

Un musée financé avec des fonds fédéraux est en train d’ordonner à la population américaine de ne pas réfléchir. Le 24 juin dernier, le United States Holocaust Memorial Museum a enjoint au public de ne pas établir de comparaison entre son sujet, d’autres événements historiques et le présent, fustigeant de façon implicite la députée Alexandria Ocasio-Cortez pour avoir qualifié les camps de détention américains de « camps de concentration ». Ce faisant, il a vidé de son sens la devise « plus jamais ça » et fourni un alibi moral à une politique américaine oppressive.

Pour nous, Américain·es, il est important d’étudier la Shoah pour en tirer des leçons morales. Nous avons le choix d’en déduire soit que nous avons toujours raison, soit que nous devons exercer notre sens critique pour nous juger nous-mêmes à la lumière du passé.

Indispensables analogies

À première vue, le rejet par le musée des « analogies entre la Shoah et d’autres événements » peut sembler une tentative louable d’affirmer le caractère sans précédent du massacre de masse des Juifs et Juives d’Europe. En réalité, il rend impossible la transmission du poids de cette atrocité et il nous dégage, en tant que nation, de toute obligation de faire notre autocritique. (...)

. Nous partons de ce que nous savons du présent et remontons jusqu’aux années 1930 et 1940. Une fois que nous avons compris quelque chose sur l’histoire de la Shoah, nous revenons vers le présent et voyons des éléments qui nous auraient autrement échappé. Si nous en remarquons un dangereux, il nous faut agir. Parce que faute de faire cet effort, « plus jamais ça » se transforme en son contraire : « Ça ne peut pas arriver ici. » (...)

La nouvelle politique du musée a un prix : notre héritage intellectuel et moral. Plusieurs des grand·es intellectuel·les du siècle dernier étaient des rescapé·es de la Shoah qui se sont demandé ce que l’Holocauste signifiait pour l’histoire et pour le présent. Si nous rejetons les analogies, nous jetons à la benne la poésie de Paul Celan, la philosophie d’Hannah Arendt, l’éthique d’Emmanuel Levinas, le journal de Victor Klemperer et les romans de Vasili Grossman.

Journaliste de l’Armée rouge, ce dernier nous a livré des témoignages cruciaux sur le camp d’extermination de Treblinka. Est-ce que lui aussi doit être blacklisté pour nous avoir laissé un récit émouvant de la famine stalinienne en Ukraine et pour avoir comparé les deux ?

La pensée élevée de ces rescapé·es et d’autres n’est pas la seule à naître d’analogies historiques impliquant la Shoah. Pour le meilleur et pour le pire, la politique américaine en dépend également.

Les mouvements pour la justice sociale et les droits civiques comprenaient des personnes juives qui pensaient pouvoir appliquer les leçons de la Shoah à l’Amérique, et des Afro-Américain·es qui voyaient dans l’Holocauste un exemple de politique impérialiste.

La guerre froide a été conduite sur la base d’une analogie : les États-Unis ne devaient pas apaiser Staline comme l’Europe avait apaisé Hitler. C’est sur la même analogie que la guerre en Irak a été conduite.

Les analogies, qu’elles soient instructives ou trompeuses, sont tout autour de nous. (...)

Le concept n’est pas que nous devons tous et toutes être d’accord avec Ocasio-Cortez lorsqu’elle déclare que « les États-Unis gèrent des camps de concentration à notre frontière sud ». Le but des comparaisons historiques n’est pas de trouver deux événements parfaitement identiques –ce n’est pas possible–, mais d’apprendre à repérer les signaux alarmants.

Après tout, combien d’Américain·es savent que parmi les actes de violence commis par les nazis figurait la déportation de personnes juives considérées comme des migrant·es clandestin·es ? Souligner ce fait aujourd’hui, c’est avancer une analogie qui se suggère toute seule, une fois que l’on connaît les faits. C’est l’un des dangers que l’on court quand on frappe les analogies du stigmate du tabou : cela garantit que nous n’apprendrons jamais ce que nous avons besoin de savoir.

La politique américaine choisit aujourd’hui d’infliger des violences à des gens qui n’ont pas la citoyenneté américaine. (...)

Ces mauvais traitements attirent l’attention par eux-mêmes. (...)

En termes historiques, ce qui est inquiétant, c’est que le retrait de la protection de l’État peut être la première étape vers quelque chose de bien pire. (...)

La Shoah n’a pu se produire que lorsque la protection de l’État a été retirée à la communauté juive. Les assassinats qu’elle a subis ont davantage à voir avec l’absence d’État qu’avec les camps de concentration. (...)

Ce cas extrême enseigne une leçon à portée générale : l’État de droit doit prévaloir partout, et l’état d’exception être maintenu à un minimum absolu. (...)

Si on ne réfléchit pas, on ne voit pas à quel moment on peut se tromper. L’année dernière dans l’Ohio, l’État d’où je viens, les services de l’immigration (ICE) ont attiré, en leur faisant miroiter la perspective de manger des beignets, des migrant·es manquant de nourriture dans un lieu où ils les ont ensuite arrêté·es. Ils se sont emparés des mères de famille et ont abandonné leurs enfants.

Si ce n’est pas exactement la même chose que d’utiliser de la confiture pour faire venir des gens sur l’Umschlagplatz, nous n’avons aucune fierté à en tirer. (...)

Vous avez probablement déjà appuyé sur un accélérateur et expulsé des fumées toxiques dans l’air, donc vous êtes capable d’imaginer ce qu’il se passe lorsque des gaz d’échappement sont libérés dans un espace clos renfermant des êtres humains.

Ces outils physiques à l’esprit, vous pouvez vous demander : que faudrait-il pour que des gens comme moi commettent ce type de meurtres, pour qu’ils dévoient la fonction de ces objets familiers ? Ou plus modestement : dans quelles conditions ferions-nous des choses qui dans une vie normale seraient considérées comme inacceptables ?

C’est là que nous devrions nous demander où mène le fait de travailler dans des zones légalement grises comme nos centres de détention. (...)

Certains hommes, par exemple, semblent penser qu’il faudrait violer des députées. Isolément du reste, c’est un signe précurseur de la manière dont les actes dénués de tout droit dans une zone confinée encouragent une vision du monde empreinte d’illégalité. (...)

la leçon morale à tirer de la Shoah, ce n’est pas que vous risquez d’être une victime. C’est qu’il existe un danger que nous ignorions les victimes. Ou que nous les tourmentions. Ou pire. (...)

L’aspect le plus orwellien de la position du mémorial est peut-être qu’il tente d’interdire une opération mentale saine à laquelle l’esprit humain se livre par réflexe : apprendre. (...)

Plus nous en apprenons sur la Shoah, plus nous comprenons qu’il s’agit d’une horreur sans précédent. Plus nous en savons sur cette horreur sans précédent, plus notre clairvoyance s’affûte face aux défis d’aujourd’hui, et plus nous avons de chances d’éviter des catastrophes futures.

Les problèmes commencent quand nous interprétons le passé pour prouver notre innocence, avancer que les horreurs du passé démontrent notre rectitude morale actuelle et que nos actes sont par conséquent toujours justifiés. (...)

Dans les débats publics de la fin des années 1930, la détresse spécifique de la communauté juive n’inquiétait pas grand monde. Un député américain s’était vanté d’avoir « réussi à empêcher d’ouvrir grand le pays à la racaille et aux réfugiés » en arrêtant une « invasion d’étrangers ». D’autres avaient rejeté une proposition de recueillir un nombre limité d’enfants juifs réfugiés venus d’Allemagne, en suivant la logique de « l’Amérique et les Américains d’abord ». Quoi que « plus jamais ça » veuille dire, cela ne peut pas signifier que nous utilisions aujourd’hui les mots que nous avons utilisés à l’époque.

« Plus jamais ça » signifie accepter que l’histoire puisse nous mettre mal à l’aise. Parce que les analogies sont indispensables, toute tentative de les interdire a une signification bien particulière : c’est une défense de la complaisance, quand la critique est nécessaire. Lorsque la comparaison historique est supprimée, nous n’avons plus de réflexion politique : nous avons des tabous. Nous n’avons plus de société civile, mais un conformisme autoritariste. (...)

Cela peut paraître dérisoire : une toute petite déclaration fait par un seul musée. Mais les mots sont importants, et les mots sur la Shoah dans la bouche d’une institution gardienne de son histoire le sont tout particulièrement.

Quand des crimes sont commis en notre nom, les mots peuvent faire obstacle à notre sens des responsabilités. Le musée est en train d’utiliser des mots pour transformer les crimes d’hier en excuses d’aujourd’hui, ouvrant ainsi la voie aux horreurs de demain. Ce n’est pas parce que la prochaine atrocité sera différente de la dernière qu’il faut la laisser se produire. Elle sera de notre fait, et nous aurons reçu l’alerte.