
Dans un court mais important ouvrage paru récemment, la sociologue Sarah Mazouz révèle les apories théoriques et pratiques qui découlent du refus de parler de race en France. À ce titre, ce livre est un outil de renouvellement démocratique publié à un moment charnière des luttes pour l’égalité de toutes et tous. J’en propose ici la recension.
Comment parler concrètement de racisme dans un pays qui réfute le mot même de « race » ? C’est, en substance, la question que pose le livre de Sarah Mazouz, sociologue et chargée de recherches au CNRS, qui s’intitule tout simplement Race [1]. Ce court ouvrage a été rédigé et publié dans la période qui recouvre l’assassinat de George Floyd par un policier blanc à Minneapolis, les marches pour Adama Traoré, décédé après une interpellation de la police en région parisienne, et le débat sur le « séparatisme islamiste » amorcé par le gouvernement. Le contexte politique est intéressant car il fournit un terrain fertile pour débattre de la « race », non sous un angle biologique et donc raciste, mais pour comprendre celle-ci comme une construction sociale et un instrument de domination. (...)
. D’une part, le mot « race », dans toutes ses acceptions (biologique et sociale), est considéré comme illégitime dans le vocabulaire politique. De l’autre, la classe politique estime que la question raciale est le no man’s land du débat public. Il existe ainsi un refus idéologiquement motivé de débattre de la race en politique alors que les situations de discrimination raciales sont pourtant indiscutables.
Nommer et expliquer les processus de racisation et de discrimination sont, avant tout, des questions de mots. Les employer ou pas revêt donc un enjeu politique. Les succès récents de l’antiracisme sur le terrain (notamment les mouvements de soutien populaires à George Floyd et Adama Traoré) ont pour effet d’avoir légitimé la recherche universitaire consacrée au racisme. En ce sens, ce livre de vulgarisation scientifique, dense et élégamment rédigé, est publié à un moment favorable. On peut imaginer qu’une telle contribution aurait été ignorée il y a dix ans. Aujourd’hui, elle va faire débat.
L’impossible débat sur la race en France
L’autrice rappelle qu’un tel débat comporte une dimension prométhéenne en France car les autorités politiques, médiatiques et intellectuelles affirment sans détour leur hostilité aux mouvements antiracistes, et tentent de discréditer les chercheur-ses en sciences sociales qui travaillent sur la question. (...)
La France est une démocratie qui ne se contente pas de nier l’existence du racisme dans les institutions de l’État[2], mais accuse les antiracistes de racisme !
Sarah Mazouz considère que le moment de parler (enfin) de race est venu. Les personnes soumises à une assignation raciale ou qui subissent les discriminations raciales ont commencé à travers des mouvements sociaux récents comme celui de Justice pour Adama Traoré, à briser le silence. Ce qui est en jeu : une « remise en cause de la dimension raciale des hiérarchies sociales » (...)
Le rejet du mot « race » repose sur un postulat bien connu : celles et ceux qui utilisent ce mot seraient racistes. Dans les années 30, parler de « races » (au pluriel) renvoyait en effet à une hiérarchie naturelle entre différentes nations ou groupes humains. Être raciste, dans ce cas, c’est croire en cette hiérarchie biologique et naturelle entre ces différents groupes. Aujourd’hui, le terme « race » (au singulier) est employé par celles et ceux qui affirment que les hiérarchies raciales n’existent pas sur un plan biologique. À l’inverse, parler de race (au singulier) signifie que la notion est socialement et historiquement créée. Cet ouvrage montre que si le racisme biologique est aujourd’hui devenu rare (ne serait-ce parce que des lois le punissent), les assignations raciales sont fréquentes. Par conséquent, bannir le mot « race » dans les discussions ou dans le texte de la constitution ne règle rien. Au contraire, cela a pour effet d’invisibiliser et de renforcer les discriminations raciales.
La race est présente partout dans notre société, selon des modes d’expression banalisés et euphémisés. Elle existe bien comme « l’une des modalités sociales de production des inégalités entre les groupes » (...)
La race comme construction sociale et assignation identitaire
Parler de race, dans les sciences sociales, n’est pas succomber au mythe et au mensonge de l’inégalité entre de soi-disant « races », mais s’intéresser à la manière dont certains groupes de la population sont infériorisés et, partant, discriminés. L’infériorisation de certaines catégories sociales repose sur leur exploitation économique (le prolétariat industriel) par les détenteurs des moyens de production (les entrepreneurs capitalistes). L’infériorisation des femmes prend appui sur l’organisation patriarcale de la société. L’infériorisation raciale, quant à elle, est liée à l’assignation identitaire de certains individus en raison de leur origine ethnique, et au fait que cette identité est perçue comme différente et inférieure.
Contrairement aux idées répandues dans la gauche « sociale », les inégalités économiques et de classe produisent des assignations et des discriminations raciales. Ainsi, la variable raciale est essentielle pour comprendre les mécanismes de domination de classe.
Blanchité et race
Parler de race comme construction sociale et assignation identitaire qui dessine un rapport de pouvoir, c’est constater les discriminations dont sont victimes les Noir-es, Asiatiques ou Arabes. C’est également poser la question de la « blanchité » (Whiteness), c’est-à-dire une autre construction sociale de l’identité blanche majoritaire.
Cette construction raciale majoritaire est en tout point remarquable, car à la différence des autres constructions raciales, être Blanc-he et avoir une expérience de Blanc-he, est une expérience inconsciente et invisibilisée, dans le sens où les Blanc-hes ne se posent pas la question de leur ethnicité. (...)
Les racisé-es sont habilité-es à porter un point de vue « universel » tant qu’il coïncide avec le point de vue blanc. En France un-e racisé-e qui critique l’interprétation laïciste dominante aux relents islamophobes, se verra qualifié-e de « séparatiste » ou de « communautariste ». Mais si cette personne reprend cette interprétation de la laïcité, on louera sont esprit « universaliste » et sa capacité à s’élever au-dessus de sa condition de racisé-e.
Ne pas se concevoir comme racisable, penser que sa vérité et vision du monde est universelle et ne pas se percevoir comme Blanc-he, représente ce que l’on nomme dans les sciences sociales américaines, un « privilège blanc » (...)
On ne donne jamais le choix aux Noir-res, Arabes ou Asiatiques d’oublier leur condition. Les Blanc-hes peuvent jouir du confort de n’être jamais racisé-es.
Cela ne revient pas à nier que des Blanc-hes sont aussi dominé-es et exploité-es, mais ces personnes ne seront jamais discriminées en vertu de la couleur de leur peau ou de leur apparence physique. (...)
Ces catégorisations sont nécessaires dans la recherche scientifique, mais aussi dans la société, car le racisme n’est que rarement un phénomène direct et probant. Il s’exprime très souvent sous la forme d’une assignation identitaire euphémisée et implicite. Le processus de racisation est donc une dynamique-clé dans les interactions sociales. Voici, grosso modo, ce qu’il convient de répondre à la sempiternelle objection franco-française : la notion de race appartiendrait à la terminologie raciste. L’utiliser, y compris comme outil heuristique scientifique, ce serait accréditer l’idée que les races (biologiques) existent… donc être raciste ! Au contraire, c’est bien parce que les assignations raciales et racistes s’expriment de manière feutrée qu’il faut parler de race comme construction sociale qui produit des effets de domination. (...)
Méconnaissance scientifique, provincialisme culturel ou refus de se pencher sur les dominations liées au genre et à la race : le fait est qu’une large partie de la gauche critique refuse dogmatiquement de débattre de thèmes qui sortent des sentiers battus d’une classe ouvrière industrielle blanche plus diverse aujourd’hui d’un point de vue ethno-racial qu’il y a 50 ans.
En outre, pourquoi faudrait-il que la classe soit considérée comme la variable discriminante dans les rapports de pouvoir et de domination ? En quoi les dominations liées au genre ou à la race seraient-elles moins importantes ou moins dignes d’intérêt ? (...)
La France est un pays qui prétend avoir dépassé la question raciale, donc le racisme. Ce présupposé peine pourtant à convaincre les populations qui sont victimes du racisme (...)
Contre le faux universalisme français, Sarah Mazouz invite chacun-e à « se transposer dans l’expérience minoritaire à laquelle il ou elle échappe » (p. 82). Cette inversion des rôles permettrait de prendre conscience des rapports de pouvoir, et comment des comportements et des paroles assignent des identités, infériorisent ou discriminent certaines personnes.
La notion critique de « race », entendue comme une construction sociale et qui crée un rapport de pouvoir, fonctionne comme un « aiguillon » (p. 85) qui peut permettre de mettre à jour les points aveugles de pratiques discriminatoires. Cet ouvrage révèle assurément les apories théoriques et pratiques qui découlent du refus de parler de race en France. À ce titre, il est un outil de renouvellement démocratique important, publié à un moment charnière des luttes pour l’égalité de toutes et tous.