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Rachida Brahim : « Mettre en lumière les crimes racistes, c’est nettoyer nos maisons »
"La Race tue deux fois" Une histoire des crimes racistes en france (1970-2000) Collection : « Histoire : enjeux et débats » Auteur-e : Rachida Brahim Parution : janvier 2021
Article mis en ligne le 7 février 2021
dernière modification le 6 février 2021

Durant sept ans, Rachida Brahim, docteure en sociologie, a examiné 731 crimes racistes — des attaques ou des meurtres commis de 1970 à 1997, en France continentale. Ce minutieux travail d’enquête est devenu un livre, La Race tue deux fois : il vient de paraître aux éditions Syllepse. La notion de « classe » révèle l’ordre hiérarchique socio-économique qui architecture l’ensemble de la société ; celle de « genre » met au jour les rapports sociaux à l’œuvre entre les sexes ; celle de « race » explique, en tant que construction historique, les inégalités, discriminations et procédés déshumanisants qui frappent les groupes minoritaires. Penser la façon dont les trois s’entrelacent porte un nom bien connu dans les mondes militants et académiques : l’intersectionnalité — un nom que le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a, tout à son intelligence, récemment assimilé aux « intérêts des islamistes ». Pour comprendre l’histoire des crimes racistes et l’impunité dont leurs auteurs continuent de bénéficier, Rachida Brahim est formelle : il faut questionner les logiques raciales propres à notre ordre social. Nous l’avons rencontrée.

Comment en arrive-t-on à travailler sur les crimes racistes ?

Mes parents sont algériens : ils ont immigré en France dans les années 1970 et je suis née en 1982. Je crois qu’à l’origine de ce travail, il y a une tension interne provoquée par un décalage de plus en plus insoutenable entre ce que je percevais intimement de la beauté de ce monde et ce qu’il m’était donné de voir lorsque j’étais en société. En l’occurrence : une violence sociale protéiforme, plus ou moins diffuse, mais bien réelle. Et puis il y avait une énigme qui revenait sans cesse et à laquelle je n’avais pas de réponse : dans mes diverses interactions avec des profs, des amis, leurs parents, des moniteurs de colonie de vacances, des médecins, voire avec de parfaits inconnus, peu importe, je percevais que certaines personnes savaient quelque chose de moi que moi-même j’ignorais. Face à leur manière de parler ou de se comporter, je restais muette. Et je constatais que, là, quelque chose à propos de la situation et de moi-même m’échappait complètement. J’étais tout à coup analphabète : je n’avais aucun moyen de lire le monde social et ce qui m’arrivait dans ce monde-là.

« Comment dans un pays démocratique, doté d’institutions judiciaires apparemment performantes, des crimes racistes pouvaient-ils rester impunis ? »

J’ai réalisé par la suite que cette chose était relative à la question coloniale et à la question raciale (...)

Si le racisme peut rester impuni, c’est parce que le droit français repose sur un racisme structurel qui racialise les individus, les expose à une violence spécifique puis nie le caractère racial de cette violence. En m’intéressant aux années 1970, 80 et 90, trois points ont attiré mon attention : les crimes dénoncés comme racistes — j’en ai étudié 731 ; les politiques publiques relatives à la question migratoire et aux quartiers populaires ; la législation antiraciste. Lorsque j’ai récolté les données empiriques et que je les ai mises bout à bout, c’est le fonctionnement du racisme structurel et systémique qui est alors apparu. J’ai aussi pu observer qu’en France, depuis près de 60 ans, différents mouvements mènent une lutte pour les droits civiques (...)

Ces collectifs ont affirmé, entre autres, que le racisme les as mutilés et que leur parole a été — et continue d’être — disqualifiée. Si, jusque-là, l’idée d’impunité me paraissait invraisemblable, c’est justement en raison de ce travail profond et puissant de disqualification et d’occultation de l’Histoire telle qu’elle a été vécue par les subalternes. Or mon travail a permis, me semble-t-il, de mettre au jour des éléments de preuve et de compréhension. (...)

« Lorsqu’on parle de racisme structurel, il importe d’insister sur le fait que les processus de racialisation ne relèvent pas de logiques isolées, accidentelles. » (...)

« La race tue deux fois » pourrait résumer la parole des personnes frappées par les crimes racistes. À partir de 1945, des discours officiels ont affirmé que la croyance en l’existence de « races biologiques » étaient une abomination et qu’une telle chose ne devait plus jamais exister. Mais, dans les faits, les pouvoirs publics ont continué à employer, tacitement, les catégories raciales comme catégories sociales dans le but de maintenir les rapports de domination ainsi qu’une inégale répartition des ressources matérielles et symboliques. (...)

La race tue une première fois, donc, en raison du coup physique qui peut être porté aux individus. Et elle tue une seconde fois parce que dans l’écrasante majorité des cas, il est impossible de faire reconnaître le caractère racial de la violence. Par conséquent, les affaires aboutissent à des non-lieux, à des acquittements ou à des peines légères avec sursis. Cette deuxième violence est un coup psychique asséné par le système pénal : elle est d’ordre institutionnel. (...)

À partir de combien de morts peut-on parler d’un massacre et, dans ce cas précis, où commence-t-il et quand s’arrête-t-il ? J’en suis arrivée à l’idée que depuis les guerres d’indépendances, nous avons tous, consciemment ou non, assisté à un long massacre. J’ai donc repoussé les bornes chronologiques et poursuivi mes recherches. Je crois que les chercheurs ont une responsabilité dans ce qu’ils donnent à lire. Faire comme si les crimes racistes se limitaient à Marseille en 1973 aurait été sans doute plus facile mais, selon moi, insuffisant d’un point de vue éthique… (...)

« Alors que des crimes racistes sont régulièrement dénoncés, il faut attendre 2003 pour que la France reconnaisse, sous certaines conditions, le mobile raciste. » (...)

« Les rapports préfectoraux et les enquêtes de police sur lesquels s’appuient les parlementaires pour écarter l’idée de crimes racistes ont eux-mêmes été rédigés de manière à éliminer toutes traces du racisme. » (...)