
C’est un bouquet de fleurs un peu fanées, accroché à un panneau de signalisation. Une inscription griffonnée sur une feuille collée à même un tronc d’arbre : « Ils voulaient nous enterrer. Ils ne savaient pas que nous étions des graines. » Des drapeaux obstinément pendus aux fenêtres. Et d’autres signes qui rappellent à l’œil du passant, en ce début du mois de janvier 2017, que dans ce quartier, dans mon quartier, quelque chose s’est passé –qui appartient encore à une actualité hélas réactivée, mais aussi de plus en plus à l’histoire.
Depuis deux ans, le XIe arrondissement de Paris, district urbain le plus dense d’Europe, a été le cadre principal des deux vagues d’attentats islamistes qui ont ensanglanté la région parisienne, faisant au total 147 morts : à l’intérieur et à proximité des locaux de Charlie Hebdo tout d’abord, en janvier 2015, puis devant les restaurants La Bonne Bière, Casa Nostra, La Belle Équipe et le Comptoir Voltaire et la salle de concerts du Bataclan, en novembre de la même année. La première attaque du « commando des terrasses », devant le bar Le Carillon et le restaurant Le Petit Cambodge, a elle eu lieu juste derrière la « frontière » qui sépare l’arrondissement du Xe voisin[1]. Plus de 2 millions de personnes ont défilé, le 11 janvier 2015, entre République, Bastille et Nation. En janvier comme en novembre, la place de la République est devenue un lieu de recueillement aussi improvisé que durable.
Depuis huit ans, Sarah Gensburger habite les lieux, à mi-chemin de République et du Bataclan. Cette sociologue spécialiste des rapports entre espace et mémoire, notamment celle de la persécution des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, a cette fois-ci choisi d’écrire sur son quartier et son époque dans Mémoire vive. Chroniques d’un quartier, Bataclan 2015-2016 (éd. Anamosa), un récit chronologique, d’abord publié sous forme de blog, dans lequel elle a nourri ses analyses de son vécu d’habitante.
« L’idée est aussi de transmettre une forme de regard que chacun peut avoir, de manière plus réflexive, par rapport à son environnement proche », explique-t-elle. « Ce n’est pas seulement un livre de scientifique. » L’ouvrage ne s’ouvre pas sur la « nuit blanche » des attentats, ni les jours qui ont suivi, mais sur un jogging dominical avec sa fille, le surlendemain de Noël 2015 (...)
son livre nous incite à regarder différemment les lieux où s’est produit un événement extra-ordinaire, à observer comment l’exceptionnel intègre l’espace du quotidien. Et donc, comment le corps social s’approprie un événement, au-delà du possible traumatisme individuel : « Essayer de travailler sur la mémoire collective uniquement sous l’angle du traumatisme me semble passer à côté de ce qui se produit dans la société », explique-t-elle. (...)
En une soixante d’entrées, de « Traces » à « Pélerinage », de « Lieu » à « Couleurs », Mémoire vive explore ces réappropriations, dont certaines ont pris des formes devenues familières, ces mers de bougies ou de fleurs ou ces murs de messages devenus enjeux d’archives. D’autres sont plus inattendues : si les poteaux de l’allée Verte, la rue perpendiculaire à celle du massacre de Charlie-Hebdo, sont couverts de couleurs vives depuis l’été 2015, c’est que des enfants les ont peints, guidés par leurs parents « refusant l’image de tristesse donnée au quartier ». Dans le voisinage, d’immeuble en immeuble, surgissent encore parfois par grappes de deux ou trois des drapeaux tricolores, dont le déploiement même constitue une pratique sociale : (...)
Le livre se clôt en septembre 2016 : « Je sentais que j’étais en train de basculer vers un rapport trop professionnel, là où le statut de sociologue-habitante me semblait faire l’originalité de la démarche. » Deux mois plus tôt, la chercheuse avant déjà, quelques jours avant le 14 juillet, envisager d’arrêter au soir de la fête nationale, avant que ne survienne l’attentat de Nice. Énième nom, après Ankara, Bruxelles ou Orlando, d’une litanie encore inachevée, et toujours visible sur les couches sédimentées d’hommages, telle cette inscription qu’on peut lire, en ce mois de janvier 2017, sur le mémorial de la place de la République : « Paris, Nice, Berlin, New York, quand la violence s’arrêtera-t-elle ? »
« Il ne s’agit [...] plus désormais de “vivre après”, mais de “vivre avec” », écrit Sarah Gensburger vers la fin de son ouvrage. (...)