
Pour faire passer la réforme du code du travail préparée par la ministre Myriam El Khomri, le gouvernement et les médias jouent sur deux tableaux. D’une part, ils dénigrent systématiquement ceux qui s’y opposent : étudiants nantis contre jeunes sans diplôme précarisés, travailleurs contre chômeurs… De l’autre, ils brossent un tableau enchanté des accords au cas par cas et du référendum dans l’entreprise.
La présentation du projet de loi de réforme du code du travail préparé par la ministre Myriam El Khomri s’est accompagnée d’une ample campagne de communication. Il faudrait, a-t-on entendu, « faciliter » le dialogue social, promouvoir des accords au plus près des salariés, c’est-à-dire au niveau de l’entreprise, et consulter ceux-ci directement. Les arguments invoqués sont de trois ordres. Le premier, jetant le discrédit sur les relations professionnelles telles qu’elles fonctionnent, laisse croire que le dialogue social serait en panne. Le deuxième puise dans la rhétorique de la proximité : négocier au plus près des salariés reviendrait nécessairement à leur donner plus de place, plus de pouvoir. Enfin, une plus grande autonomie et une plus grande latitude conférées aux employeurs, à travers la négociation d’entreprise, permettraient, nous assure-t-on, de créer des emplois.
Des accords rarement favorables aux salariés
Contrairement aux idées reçues, les négociations au niveau des entreprises occupent déjà une grande place en France. Elles ont connu une importante progression depuis les années 1990. (...)
Loin d’être nouveau, le discours enchanté sur la négociation « au plus près des travailleurs » vise à s’affranchir du « principe de faveur » qui a été au cœur de la construction historique du droit du travail en France. Selon ce principe, l’accord d’entreprise doit être plus favorable que ce qui est prévu dans la convention collective de branche, qui, elle-même, ne peut être moins favorable que le code du travail. Il s’agit de protéger les salariés en permettant à tous, quelle que soit la taille de leur entreprise, de bénéficier d’un socle commun ainsi que de dispositions négociées à l’échelle de la branche. Les accords à ce niveau permettent en effet de réguler un secteur d’activité en imposant les mêmes règles à toutes les sociétés, ce qui est aussi une façon de préserver les petites et moyennes entreprises du dumping social. Les commentateurs brandissent souvent le faible taux de syndicalisation en France (entre 8 et 9 % de la population active), mais ils évoquent plus rarement le fait que près de 90 % des salariés sont couverts par une convention collective, soit l’un des taux les plus élevés parmi les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Derrière l’objectif de renverser la hiérarchie des normes se cache la volonté de construire un cadre conventionnel qui ne s’applique qu’au niveau de l’entreprise, afin de segmenter la production de règles, lieu de travail par lieu de travail. Nous en sommes encore loin ; mais un mouvement a été enclenché depuis plus de trente ans. (...)
M. François Hollande a encore amplifié cette décentralisation de la négociation, au point de renverser complètement la philosophie du droit du travail et de le penser comme un droit avant tout protecteur pour les entreprises — et non pour les salariés. Cette offensive inédite de la part d’un pouvoir qui se dit « socialiste » se double d’une volonté de remettre en question le rôle des syndicats dans la défense des salariés. L’un des objectifs du projet de loi El Khomri est de les contourner partiellement — du moins certains d’entre eux. Un choix surprenant, alors que la loi du 20 août 2008 sur la rénovation de la démocratie sociale a modifié en profondeur les critères de représentativité des syndicats pour asseoir leur légitimité. (...)
Plusieurs dispositions de cette loi sont aujourd’hui mises en cause par le projet El Khomri. Il faut croire que la réforme de la représentativité syndicale n’a pas satisfait toutes les attentes du Mouvement des entreprises de France (Medef) et de certains syndicats comme la Confédération française démocratique du travail (CFDT), qui voulaient créer les conditions d’un essor de la négociation d’entreprise.
De fait, la première mesure d’audience nationale des syndicats, établie en 2013, ne s’est pas traduite par une disparition des « petites » organisations, ni par la marginalisation des nouveaux venus dans le champ syndical, comme l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) et Solidaires. Au contraire (...)
Le projet de loi El Khomri ressort l’arme du référendum pour l’offrir à des syndicats minoritaires qui souhaitent approuver un projet patronal. (...)
Le fractionnement des enjeux, entreprise par entreprise, enferme les salariés dans des dilemmes cornéliens : perdre son emploi ou accepter des baisses de salaire et une augmentation du temps de travail. Dès lors que le maintien de l’emploi est en jeu, on voit mal comment ils pourraient voter librement quand le choix n’existe pas véritablement. (...)
Dans l’espace social qu’est l’entreprise, la liberté de décider à partir de la diffusion d’une information la plus complète possible et d’un débat contradictoire n’existe pas. Le contrat de travail n’établit pas un rapport d’égalité entre un employeur et un salarié, mais une relation asymétrique, de subordination. L’entreprise est loin de constituer un espace public exempt d’intimidations. (...)
On a vu en Italie comment, en organisant des référendums à répétition qui mettaient en jeu la fermeture des sites, établissement par établissement, les dirigeants de Fiat ont réussi à casser les acquis sociaux, à réduire l’influence des syndicats les plus combatifs et à empêcher tout mouvement de protestation à l’échelle du groupe
Enfin, le fait d’individualiser le vote à travers le référendum (un salarié, une voix) masque les inégalités de conditions de travail et de salaire au sein même de l’entreprise — entre ouvriers et cadres, qui n’ont pas les mêmes intérêts. Il écarte des formes de représentation collective qui permettent de faire exister la parole des dominés. (...)
Même laissé à l’initiative syndicale, cet outil de démocratie directe demeure encastré dans une logique qui lui ôte une grande partie de son sens : celle de l’entreprise, de la maximisation du profit, et non celle du travail entendu comme activité collective et coopérative (...)