
La mer charrie de nos jours de plus en plus de détritus et de déchets en tous genres. Et nos plages sont souvent encombrées d’objets et de fragments en plastique, reflux indigestes et indésirables de notre société moderne. Le jetable finit souvent son cycle dans la mer. Nous nous sommes malheureusement habitués à ces marées singulières, sortes de régurgitations d’un trop plein de consommation.
Mais, depuis quelque temps, le jetable qui finit sur le sable du rivage ce peut être aussi des hommes, des femmes, des enfants.
La mort du petit Eylan, jeté par les flots à la face du monde sur une plage de Turquie très fréquentée par les touristes, est particulièrement traumatisante et révoltante car elle symbolise la dérive criminelle de nos sociétés : l’humain ravalé au rang de marchandise qui finit comme un déchet, un rebut.
Les hommes sont jetables au-delà des frontières puis jetables par-dessus bord, jetables car ne disposant pas des moyens financiers pour fuir dans de bonnes conditions et faire reconnaître leur dignité d’homme. Combien de migrants et réfugiés périssent chaque année et combien croupissent dans des camps de transit et centres de rétention après avoir fui l’extrême pauvreté et des conditions de vie devenues insupportables ?
Combien de migrations à venir provoquées par le réchauffement climatique ou d’autres désordres dont le mode de vie occidental est en partie responsable ? Eylan n’est pas la victime de contingences fortuites mais des nécessités d’une époque soumise à l’avidité des puissants et où les déshérités n’ont pas d’autre solution que la fuite pour échapper à la mort ou à la misère. Eylan est mort de la barbarie de DAESH mais aussi, indirectement, de la folie de George Bush, survenue après le 11 septembre et qui a déstabilisé toute la région.
Les réfugiés politiques fuyant les guerres et les répressions ainsi que tous les migrants « économiques » sont avant tout les victimes de notre monde, d’un monde hérité du colonialisme, d’un monde où le pillage des ressources naturelles ne profite qu’à quelques potentats locaux et aux multinationales, un monde bâti, et tout spécialement au Proche-Orient, pour sécuriser nos approvisionnements et satisfaire notre boulimie de croissance et de consommation, un monde inégalitaire, fracturé, insoutenable, un monde d’humiliation permanente qui est une proie idéale pour tous les fondamentalistes religieux vendeurs de paradis et d’absolu.
La photo du petit Eylan échoué sur le sable a brusquement popularisé la crise des migrants. Les braves gens, les hommes de bonne volonté, réagissent et tentent de faire face. Comme souvent, les initiatives individuelles et collectives de citoyens vont tenter de réparer les dégâts, les externalités, d’une politique et d’un système. La société civile se mobilise avant les politiques qui hésitent, temporisent, tergiversent, pris entre des objectifs contradictoires. Faut-il répondre à l’émotion populaire du moment, participer à l’élan de générosité, ou convient-il d’attendre que l’effervescence médiatique retombe afin de confirmer une politique sous l’emprise de l’idéologie sécuritaire et identitaire ? L’électorat est divisé, les élections approchent, le Président annonce donc frileusement, prudemment, l’accueil de 24.000 réfugiés supplémentaires sur deux ans, un effort dérisoire mais qui permet de communiquer, de manifester son empathie. Michel Sapin, le ministre des Finances, assure qu’il s’agit là « d’une question de quelques millions d’euros » qui « ne se fera pas au détriment d’autres politiques ». Rassurer l’électorat de droite tout en donnant quelques gages à l’électorat de gauche . . . Devant ce drame gigantesque, François Hollande fait ses petits calculs.
La crise des migrants, quand elle provoque l’émotion, devient aussi un outil de communication.
Pour Angela Merkel, ces évènements constituent une formidable opportunité pour faire oublier la crise grecque et l’extrême fermeté de son pays à cette occasion : l’Allemagne sait, quand les circonstances l’exigent, se montrer généreuse et ouverte. Et l’industrie allemande pourra bénéficier d’une main d’œuvre particulièrement malléable dans une période où le pays peine à lui fournir des bras et des cerveaux. . .
Les grands clubs de football européens proposent des dons qui se chiffrent en millions d’euros et multiplient les manifestations de soutien aux réfugiés.
Les représentants les plus inflexibles du capitalisme financier et les organisations les plus caricaturales des dérives individualistes de notre société deviennent subitement des parangons de solidarité et d’entraide.
L’Europe financière et libérale qui ne respecte même pas les droits fondamentaux de ses ressortissants tient, après la mort médiatisée d’Eylan, à se montrer généreuse vis-à-vis des migrants. L’Europe déshumanisée s’efforce de montrer un visage humain ; il ne faut pas désespérer de l’UE !
Pourtant, cette fuite éperdue, ces traumatismes, ces morts, sont les effets directs et indirects du capitalisme et d’un système tourné vers la prédation, vers l’accumulation. Les politiques, les institutions, tentent de nous le faire oublier. Et ils comptent, une nouvelle fois, sur la générosité de la société civile, sur les « petits colibris », pour amortir le choc.
Aujourd’hui, face à ce drame, il faut avoir la générosité du cœur. Il faut pousser les responsables politiques à accueillir davantage, à suivre le mouvement et l’exemple des citoyens. Mais il faut aussi avoir l’intelligence de la remise en question globale et unir nos forces pour soigner le mal à la source afin de mettre fin aux crises qui menacent de nous submerger.