
(...) Il est parti de son pays. Après un bref passage en Allemagne, où sa figure d’exilé lui apparaît avec toute sa violence, il arrive à Paris. C’est un jeune docteur en philosophie. Il rencontre d’autres étrangers, vivant eux aussi leur exil dans une ville animée qui les tient cependant à l’écart. Si les « français » comme ils se désignent eux-mêmes, ont en commun des fêtes tel « le souvenir de la réquisition quelque peu arbitraire d’un bâtiment public français » 1 et leur ostracisme de l’étranger, les exilés tentent de se rapprocher les uns des autres mais très vite on découvre la haine de l’autre ou l’indifférence comme absence de lien. Les étrangers figurent les exilés. Face à eux s’installe un nationalisme de défense.
Les dialogues sont bien plus des monologues qu’un réel échange. Chacun se replie dans un univers clos, à l’image de la visite du professeur malade par un ami qui reste à l’écart de peur d’attraper des microbes. L’étranger porte en lui le trouble, le dérèglement – d’où ce long passage sur la maladie. Il bouscule les certitudes et perturbe l’ordre établi.
Des détails.
Ce sont des détails, des fragments de soi qui rendent possible la rencontre. Il cherche à les retenir, mais rien ne demeure : « …toutes les parties de leur corps disparaissaient sans espoir de retour… ». 2 Les rencontres relèvent du hasard et de la contingence, semblables aux monuments. Quelle différence finalement entre les individus rencontrés et ces « monuments qui tourbillonnent à sa rencontre » 3 ? L’art cubiste restitue au mieux ces rencontres parcellaires et fragmentaires, où la parole se fait futile et volatile. Perception inachevée qui s’achève dans l’espace et le temps de la rencontre. Perception fracturée source de malentendus, un peu comme cette femme française qui limite le sens du mot « docteur » à médecin, et ne conçoit qu’après coup, l’ouverture à d’autres sens possibles. Quiproquos et malentendus compliquent le dialogue. Seules les formules relevant de signaux plus que de la signification amorcent un début d’entente. Les bonjours démultipliés à l’envie établissent un lien, mais celui-ci est d’autant plus fragile qu’il se limite à une réaction mécanique, privée de vie.
Un étranger
Le regard de l’autre dessine l’étrangeté. Ainsi le jeune docteur en philosophie fraîchement arrivé à Paris devient très vite une « curiosité » comme le montre l’épisode de ses mi-bas qui provoquent la moquerie de deux jeunes filles. Il se sent dès lors semblable à un phénomène de foire, qu’on exhibe pour son inquiétante étrangeté. (...)