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« Blackface » : le théâtre de la question raciale
Eric Fassin Enseignant-chercheur, sociologue
Article mis en ligne le 11 mai 2019

Provoquer l’annulation d’un spectacle, fût-il sexiste, homophobe ou raciste, finit toujours par se retourner contre les minorités. Boycotter est parfois de bonne politique, interdire jamais. La preuve : la mauvaise querelle de la censure autour du blackface ou « déguisement racial » fait écran aux justes questions que soulèvent la représentation des minorités au théâtre et leur sous-représentation.

Tout se passe en effet comme s’il fallait choisir entre liberté de création et engagement antiraciste. Finissons-en avec cette fausse alternative. La politique n’est pas extérieure à l’esthétique ; le nier est coûteux politiquement, mais aussi esthétiquement. Songeons à Kanata, pièce de Robert Lepage invitée par le Théâtre du Soleil : monter un spectacle sur l’exclusion des populations autochtones dans la société canadienne, mais refuser de les entendre lorsqu’elles interpellent sur leur absence au théâtre, expose un grand metteur en scène à produire une œuvre dénuée d’intérêt. Le monde de la culture, s’il réclame une autonomie radicale pour faire abstraction des enjeux politiques de la création, risque de payer d’insignifiance cette liberté.

Que penser de la controverse sur Les Suppliantes d’Eschyle, dont la représentation, boycottée par le CRAN, a été empêchée à la Sorbonne par une autre action militante contre le blackface ? Cette tragédie grecque de l’hospitalité résonne avec la tragédie des exilés qui traversent aujourd’hui la Méditerranée. Quant au metteur en scène, il n’est pas suspect de racisme. Où est donc le problème ? Lisons la réponse de Philippe Brunet : sa compagnie « assume et revendique la liberté d’user d’un tel maquillage qui ne vise nullement à caricaturer ni à dénigrer, tout comme celle de distribuer ou de ne pas distribuer des non-Noirs dans les rôles des Égyptiens. » C’est faire le rapprochement entre le maquillage et la couleur des interprètes, quitte à récuser tout lien entre la représentation et l’incarnation ; mais l’accusation de blackface est écartée au nom de l’intention artistique. La signification du spectacle appartiendrait au seul metteur en scène, fidèle traducteur de l’auteur. Ni l’un ni l’autre n’étant raciste, « brunir » les comédiennes ne pourrait l’être.

Pourtant, cette conception de l’autorité créatrice qui fixe le sens de l’œuvre n’a-t-elle pas été remise en cause par la théorie littéraire depuis cinquante ans ? (...)

Dans les années 1980, la montée du Front national pouvait s’interpréter selon une définition idéologique du racisme. Mais à partir des années 1990, la prise de conscience des discriminations systémiques amène à penser un racisme structurel. Il n’est plus possible de réduire le racisme à la seule intention ; à partir de ses conséquences, on appréhende le racisme en effet.

Dès lors, la question n’est plus uniquement de savoir si tel ou telle, au fond, est raciste ; on considère les choses du point de vue des personnes dites « racisées », car assignées à leur couleur ou leur origine par des logiques de racialisation qui dépassent les intentions et idéologies, bonnes ou mauvaises. Pour combattre les violences de genre, on a fini par l’accepter, mieux vaut se placer dans la perspective des victimes. On commence à le comprendre, il en va de même du racisme : l’intention n’est pas tout.

Le monde de l’art n’est pas épargné (...)

Pourquoi les différends raciaux actuels se jouent-ils si souvent au théâtre ? C’est qu’il en va de la scène comme de la race : tout passe d’abord par les corps. Encore faut-il distinguer : il y a les corps absents de l’auteur et du metteur en scène, et les corps présents des comédiens et du public. Le paradoxe de la polémique actuelle, c’est que l’autorité des premiers prétend évacuer la réalité des seconds (...)

Art incarné, le théâtre ne saurait se dérober à la question raciale.