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Le Monde Diplomatique
Progrès et culture
Marc Augé Ethnologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris)
Article mis en ligne le 28 janvier 2016
dernière modification le 21 janvier 2016

L’ambition du progrès est au cœur de l’entreprise humaine. La découverte progressive de la planète en a été l’un des aspects, de même que l’exploration de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Le seul domaine dans lequel la notion de progrès est incontestable est celui de la connaissance scientifique de la nature. Mais l’ambition de la connaissance a été affectée dès le départ par ce que l’on pourrait appeler le péché originel de tout système de relations sociales : la volonté de pouvoir. Il n’y a jamais eu de sociétés véritablement égalitaires, l’inégalité première étant celle qui marque partout, dès l’origine, les relations entre les sexes. La volonté de pouvoir, l’impossibilité de concevoir des relations qui ne soient pas pour une part des relations de force ont affecté ainsi l’esprit de curiosité qui présidait aux grands voyages de découverte réalisés par l’Occident et que l’entreprise coloniale, entreprise de pouvoir par excellence, a pour une part dévoyé.

Si nous renversons la perspective pour jeter aujourd’hui un coup d’œil rétrospectif sur notre histoire, nous pouvons vérifier les effets pervers de l’équation entre relations sociales et relations de pouvoir. Au point où nous en sommes, à ce jour, de la ligne d’évolution des ressources et des savoirs, nous devons bien constater que l’écart n’a cessé de se creuser entre les plus riches des riches et les plus pauvres des pauvres, tant dans le domaine matériel que dans celui des connaissances elles-mêmes. (...)

je voudrais insister ici sur le changement d’échelle qui caractérise désormais les activités humaines. Nous sommes aujourd’hui à même d’imaginer, sinon de concevoir, ce que pourrait être une société humaine planétaire. Peut-être vivons-nous non ce que Fukuyama, dans une vision optimiste, a appelé la « fin de l’histoire », entendant par là l’harmonieuse et définitive cohabitation du marché libéral et de la démocratie représentative, mais la fin de la préhistoire de la société humaine comme société planétaire. Je prendrai comme symbole de ce changement d’échelle les projets de tourisme spatial assez avancés aujourd’hui : ils ne proposent pas une vue « imprenable » sur la mer ou sur la montagne, mais sur la planète Terre elle-même. (...)

. Dans le regard de ces touristes, la terre apparaîtra-t-elle comme un lieu ou comme un non-lieu ?

Il faudrait plutôt inverser la question et se demander ce que représenteront ces touristes pour d’autres habitants de la Terre. Ils feront partie de l’oligarchie des possédants pour lesquels la planète est un lieu qu’ils parcourent en tous sens et sur lequel ils peuvent lire quelque chose des différences qui le constituent. Ils seront eux-mêmes au sommet de la hiérarchie des consommateurs. Autrement dit, ils se situeront du côté du contexte. (...)

Le chemin sera encore long et difficile pour passer des lieux d’hier dans leur diversité au lieu planétaire dont la possibilité semble s’esquisser, mais qui devra trouver, dans la douleur et les contradictions, sa culture et son éthique.