
A la demande de Solidaires, j’ai assisté à la première journée du procès des dirigeants de France Télécom. D’autres militant.es, chercheur.es et artistes tiendront chaque jour cette chronique du procès pour Bastamag et la "Petite Boîte à Outils".
Ce lundi 6 mai à 16h, dans la salle bondée du tribunal correctionnel de Paris, ces huit-là sont seuls debout. Quatre (ex)-hauts dirigeants de France Télécom et quatre présumés « complices » de moindre rang, écoutent la présidente du tribunal, Cécile Louis-Loyant, lire les sévères réquisitions des juges d’instruction qui les accusent d’avoir mis en place ou exécuté « une politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés et à créer un climat professionnel anxiogène ». Moment intense d’émotion dans la salle, pour les victimes encore vivantes, pour les familles des disparus et pour tout le public. Mais cette audience d’ouverture a connu d’autres péripéties moins prévisibles.
Alors que la présidente aurait pu se borner à l’appel nominatif des accusés, parties civiles et témoins, et à la lecture des réquisitions, les avocats de la défense ont cru utile d’engager tout de suite le combat en demandant le rejet par le tribunal de 119 parties civiles qui s’étaient manifestées seulement quelques semaines avant le procès. Leur argument : les droits de la défense seront nécessairement violés car il sera impossible d’examiner dans le détail chacun des 119 cas pour déterminer les préjudices subis et les éventuelles responsabilités des accusés. Et les avocats des prévenus de dénoncer ceux des parties civiles qui auraient « battu le rappel » et « pris des postures » pour tenter de gonfler les chiffres des victimes afin de rendre crédible la thèse d’un « système de harcèlement à France Télécom ».
Or ce ne sont pas des cas individuels, mais précisément une « politique d’entreprise » qui est jugée lors de ce procès hors norme, prévu pour durer jusqu’au 13 juillet. (...)
Au-delà de la reconnaissance de la souffrance des victiicimes et du cynisme des accusés, l’enjeu essentiel de ce procès pour l’avenir est clair : faire planer, ou non, une épée de Damoclès sur les dirigeants qui mènent des restructurations à marche forcée pour satisfaire leurs actionnaires. Selon l’ordonnance de renvoi, « les dirigeants de France Télécom ont fait le choix de transformer vite, vite, une entreprise de 108.000 salariés dans le déni de son histoire et de sa culture de service public au détriment des conditions de travail des salariés et de leurs droits sociaux ». D’où la « peur » du « haut management » que décrivent Les Echos1 : « ce que décidera le tribunal dans cette affaire risque d’avoir de sérieuses conséquences pour les entreprises (…) comme un avertissement à l’heure où Air France et la SNCF engagent de lourdes réorganisations ».
Et en effet, rien ne serait plus faux que de considérer France Télécom comme une exception honteuse au sein d’un CAC 40 adepte d’un management humaniste. Les restructurations permanentes sont une technique généralisée d’insécurisation, de mise sous tension des salarié.es et d’extraction de « cash flow » dans la plupart des entreprises d’une certaine taille. (...)
Une récente enquête du Ministère du Travail confirme la fréquence et la toxicité de ces modes de management autoritaires. Ainsi sur une seule année, en moyenne deux salariés sur cinq, tous secteurs confondus, disent avoir vécu un changement organisationnel qui a « fortement modifié leur environnement de travail »3. Mais très peu sont associés aux décisions : parmi ceux qui ont vécu un tel changement, moins d’un sur cinq estime avoir été consulté et avoir pu influencer sa mise en œuvre. Bien plus souvent (pour 37 % d’entre eux), ils estiment ne pas avoir été correctement informés et encore moins consultés sur les changements. Dans ce cas, leur santé mentale s’en ressent fortement, puisque 21 % présente un symptôme dépressif, deux fois plus que la moyenne des salariés.
Ces changements à marche forcée sont donc très certainement pathogènes. (...)
Bien sûr, le climat a changé depuis 2008 : la crise politique déclenchée par « l’épidémie des suicides » à France Télécom a sensibilisé les managers à la question des risques psychosociaux. Mais les politiques de prévention mises en œuvre ces dernières années en restent pour l’essentiel à la détection et au soutien des salariés « fragiles » plutôt qu’à la réforme en profondeur d’un management toxique et autoritaire. Et la discrétion de la plupart des dirigeants, bien plus prudents dans leur expression publique que M. Lombard, ne saurait faire oublier que le harcèlement moral managérial n’a pas besoin, pour être caractérisé, d’être intentionnel : il suffit que les pratiques de management aient « pour effet » la dégradation des conditions de travail. (...)
L’enjeu de ce procès est bien là : le tribunal osera-t-il envoyer aux dirigeants des grands groupes un message clair sur le danger personnel qu’ils courraient à risquer la santé et la vie de leurs salariés pour des impératifs de rentabilité financière ?