
Prendre des risques : Action que l’on peut définir comme la démarche consciente de l’exposition au risque, selon Wikipédia. Cette expression est très en vogue dans le milieu patronal français. Il s’agit en effet de la principale justification du pouvoir des actionnaires et des chefs d’entreprise sur celles et ceux qui travaillent pour eux.
Par extension, c’est la légitimation du niveau de richesses de quelques-uns par rapport aux autres. Les bourgeois monopolisent une partie des richesses et font travailler les autres, certes, mais ils ont « pris des risques » pour ça ! Tandis que nous autres, salariés, fonctionnaires ou, pire, chômeurs, nous nous complaisons dans notre petite routine misérable et lâche. Voilà ce qui traverse l’esprit de bien des membres de la classe dominante et qui innerve le discours médiatique. Comme souvent, c’est à Emmanuel Macron que l’on doit l’usage le plus pur de ce mythe justificateur bourgeois. En 2016, alors ministre de l’Économie, il déclare sur la chaîne BFM TV : « La vie d’un entrepreneur, elle est bien souvent plus dure que celle d’un salarié. Il ne faut jamais l’oublier […]. Il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties. » Quelques semaines plus tard, une cheffe d’entreprise prend la plume dans Le Point pour aller dans le sens du futur président : « Le monde de l’entrepreneuriat, qui valorise le risque, est en parfaite opposition idéologique avec le monde du salariat, qui valorise la sécurité. »
Il s’agit de Pauline Laigneau, cofondatrice, avec son mari, d’une joaillerie en ligne. Dans les multiples interviews accordées à ce couple de « preneurs de risques », ils racontent que,tout juste sortis d’HEC, ils cherchaient la bague de fiançailles parfaite. Puis, ils se sont dit « tiens, si on créait une boutique en ligne qui réalise la bague personnalisée parfaite ? », et ils l’ont fait. C’est dans un restaurant italien du 6e arrondissement de Paris qu’ils ont proposé ce projet si ambitieux à celle qui est par la suite devenue leur directrice de création. (...)
La « prise de risque » entrepreneuriale est une croyance bourgeoise aux effets aussi miraculeux que la méritocratie. Ce mythe permet à des gens qui ont pour seul mérite d’être nés au bon endroit de se présenter comme des héros des temps modernes, sans peur et sans reproche, qui se distinguent de ceux qu’ils dirigent seulement par leur goût immodéré pour la « prise de risque », et non grâce à la quantité d’avantages sociaux dont ils ont bénéficié ainsi que les risques et le savoir-faire de leurs salariés. (...)
C’est à un économiste autrichien, qui fut aussi ministre des Finances et directeur d’une banque (qu’il mit en faillite), que l’on doit la théorisation de ce mythe entrepreneurial. Joseph Schumpeter considérait en effet que le capitalisme se développait grâce à un cycle d’innovations porté par de véritables « aventuriers » des temps modernes. Il n’est cependant pas allé regarder qui ils étaient. Or, ce que l’on constate, c’est qu’il s’agit, dans leur écrasante majorité, de personnes qui étaient déjà en position financière très confortable. (...)
Faire prendre des risques… aux autres (...)
il y a toujours des gens qui prennent des risques au sein de l’empire Mulliez, mais ce ne sont pas celles et ceux dont la presse économique parle. L’entreprise ancestrale Phildar, par exemple, a fait travailler des milliers d’ouvriers et d’ouvrières qui se sont succédé dans la filature avec des conditions de travail très dégradées, notamment en raison de l’exposition à des substances toxiques encore utilisées. En 1992, Phildar ferme sa principale usine à Roubaix et les ouvrières qui y travaillaient se retrouvent sur le carreau. Il faut dire que, comme la plupart des grandes entreprises françaises, les entités appartenant à Mulliez choisissent de produire à l’étranger, dans des pays où le « coût du travail » est plus faible mais où il est surtout plus aisé de faire « prendre des risques » à ses salariés. C’est ainsi que le groupe Auchan, comme la plupart de ses concurrents, s’est mis à produire sa gamme de textile bon marché – la marque In Extenso notamment – auprès d’entreprises sous-traitantes au Bangladesh. Le 24 avril 2013, l’immeuble d’atelier de confection textile Rana Plaza s’effondrait à Dacca, au Bangladesh. Bilan : mille cent trente-cinq morts parmi les cinq mille ouvrières et ouvriers qui travaillaient sur les lieux. Cinq mille travailleuses et travailleurs répartis sur un immeuble de huit étages, à confectionner des T-shirts et des sous-vêtements pour Primark, Benetton, Mango, Carrefour et Auchan, et qui s’étaient rendus ce matin-là sur place. La veille, des fissures avaient pourtant été remarquées et des inspecteurs avaient préconisé la fermeture du site, en vain. Les dirigeants du site avaient préféré ne pas faire prendre de risques financiers aux entreprises donneuses d’ordre et à leurs propriétaires. Le risque a été transféré aux salariés. (...)