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la vie des idées
Pouvoir d’agir et neurosciences
Article mis en ligne le 12 janvier 2019
dernière modification le 9 janvier 2019

Les neurosciences éclairent les déterminants de nos actions et la place qu’y joue notre vie mentale. En résultent divers modèles du sujet humain, qui ont chacun une répercussion sur les politiques de l’autonomie impulsées par les pouvoirs publics.

Des héros de Marvel au Programme des Nations Unies pour le développement, inspiré par la théorie des capabilities d’Amartya Sen, nos sociétés érigent en idéal un individu capable d’agir. Par-delà des interprétations politiques diverses, cet idéal met l’accent sur l’action volontaire et ses conditions de possibilité. Or, depuis une cinquantaine d’années, les neurosciences ont mis en évidence des corrélations entre des mécanismes cérébraux et la gamme des opérations mentales (cognitions, émotions, intentions), corrélations qui ébranlent ce qu’on croyait connaître des liens entre pensée et action. (...)

Comment notre compréhension de l’action humaine est-elle modifiée par les avancées neuroscientifiques ? Quel espace pour un agir autonome cela produit-il ? Nos démocraties doivent prêter attention à ce qui mérite d’être interprété conjointement- aussi bien la compréhension des déterminismes cérébraux que celle de la causalité mentale dans le monde physique – si l’on tient aux libertés individuelles. (...)

Tout à la fois héritier des valeurs de rationalité des Lumières et d’expression de soi du romantisme [3], cet individu autonome « se détermine comme cause de sa propre action en vertu de raisons dont on reconnaît la dimension normative » [4], il en tire d’ailleurs sa dignité ; et cherche à s’accomplir dans l’existence par des actes qui lui sont personnels.

Pour donner un contenu politique à ces dimensions, pratiques et normatives, il est pertinent de les rapporter à la nature et à la structure motivationnelle des actions. Classiquement, on admet que l’action est un événement qui a des raisons (ce qui le distingue du geste corporel automatique). Cela soulève donc des questions relatives aux états mentaux (intentionnalité, désir…) susceptibles de rendre compte de ces actions. D’autre part, le pouvoir d’agir tient aux possibilités ouvertes qu’a chacun à tout instant de faire A plutôt que B, ou l’inverse, et se définit comme pouvoir d’auto-détermination, permettant de s’attribuer l’action, et le cas échéant d’en être responsable. Cela conduit à se demander si le niveau de contingence et de spontanéité est suffisant pour autoriser une véritable action humaine dans notre univers marqué par le déterminisme, à savoir un régime de causalités (des causes qui produisent des effets nécessaires) associé aux lois (physiques, biologiques, sociales…) qui régissent la matière, le vivant, et notre environnement. (...)

nulle action individuelle n’échappe à un enchevêtrement de causes réduisant par avance cette capacité d’agir – libre et auto-déterminée – dès la racine des intentions. Savoir s’il existe des contingences ouvrant un espace pour des actions, selon l’intuition commune de la liberté et de l’autonomie, met en jeu le problème classique de la compatibilité du pouvoir d’agir et des déterminismes [6], qui pose la question des liens causaux entre la volonté humaine et l’exécution effective des actions. (...)

Il s’avère que les neurosciences ont mis au jour un fonctionnement du cerveau qui combine des mécanismes automatiques mais aussi une plasticité cérébrale. Cette dernière désigne la capacité pour notre cerveau de se modifier, en réponse à des phénomènes extérieurs et de manière endogène (par exemple le pouvoir de requalifier certaines aires cérébrales pour permettre le mouvement d’une prothèse se substituant à un membre coupé). Grâce à sa plasticité, le cerveau n’est pas uniquement causé par des événements extérieurs, mais il est acteur [7]. Globalement, les neurosciences mettent en évidence une forme de déterminisme cérébral souple, qui n‘enserre pas tout le réel dans des causalités nécessaires mais produit plutôt des schèmes possibles. (...)

dès la naissance, le cerveau humain est organisé avec des intuitions qui servent aux apprentissages ultérieurs. Il possède des algorithmes composant l’attention et le retour d’information avec détection des erreurs réalisées lors d’une action qui viennent nourrir les modèles internes permettant de faire des prédictions sur le monde extérieur. Ce processus comprend une consolidation des savoirs reposant sur des automatismes cérébraux qui s’accompagnent d’une prise de conscience, de perceptions et de modifications cérébrales qui vont renforcer une auto-organisation adaptée du cerveau. Nous serions alors plus libres d’agir si nous possédions au sein de notre répertoire cérébral d’actions possibles un plus grand nombre de contrôles différents acquis précédemment selon notre éducation [8], ce qui définit un certain type de liberté. (...)

Notons que cette approche de la liberté d’agir ne soucie pas de la source ultime de notre volonté : est- ce soi ? Est-ce un ensemble de déterminations passées (cérébrales ou du monde extérieur) ayant déjà produit la volition consciente (dans l’exemple précédent, une volonté d’apprendre qui engendre l’action de faire des exercices) ? Peu importe, le raisonnement commence après la prise de conscience d’une intention et se concentre sur les marges de manœuvre possibles pour les réaliser. Et de fait des marges de manœuvre autonomes existent bien. (...)

d’autres travaux font par ailleurs une place à des formes d’indétermination du réel (notamment sur le modèle de la physique quantique) qui pourraient tout aussi bien être interprétées comme un fonctionnement erratique imprévisible, finalement plus dommageable à l’idée d’un agir contrôlé par soi, même a minima. (...)

Le mental et l’action : au risque de ramener la conscience à un épiphénomène
Comment les neurosciences, et les philosophies qui s’en inspirent, rendent-elles compte des événements mentaux (pensées, désirs, croyances, ressentis...) ? Quels rôles jouent-ils dans la structure motivationnelle de l’action ? Pour comprendre ce qui se joue là, il vaut la peine de rappeler les termes du débat sur les relations entre corps et esprit. Avec Galilée s’impose l’idée d’un monde physique gouverné par des lois mécaniques (...)

Quelle relation dans l’individu humain « entre ce qui pense, l’esprit, et ce qui est étendu et appartient à l’univers physique, le corps » [10] ? Au XVIIe siècle, trois modèles de réalité mentale se sont dégagés : un esprit entièrement distinct du corps (dualisme cartésien) adossé à la fois à un paradigme représentationnel (activité mentale conçue dans les termes de l’intériorité et de la réflexivité)et à une conception d’ un esprit distinct du corps mais qui possèderait un point de localisation dans le corps et une possibilité de commander au mouvement et de recevoir les impressions sensibles ; et un rejet du dualisme où l’esprit, non référé à une intériorité, est uni au corps (Leibniz ou Spinoza). Ce dernier courant tente de trouver des alternatives à la solution interactionniste proposée par Descartes pour donner une base à la détermination volontaire des actions, et réciproquement à l’action du corps sur l’esprit qui semble en jeu dans les expériences affectives et de sensations. Dans le monisme de Spinoza, qui inspire une partie des discours matérialistes neuroscientifiques, les deux champs de l’étendue (corps – cerveau) et de l’esprit, s’écrivent concomitamment comme les deux faces d’une même pièce, sans pour autant s’interpréter comme des causalités réciproques (...)

À partir des années 1960 de nouvelles expériences vont tester les causalités réciproques du cérébral et du mental et tendent à montrer que nos décisions seraient déjà prises de façon non consciente par notre cerveau [11]. À la limite, la conscience de vouloir réaliser quelque chose serait un récit de l’individu pour lui-même, qui n’est pas directement responsable de notre action sur le monde. En conférant un tel rôle épiphénoménal à la conscience, de nombreux neuroscientifiques soutiennent l’inexistence d’un libre arbitre. Toutefois, l’interprétation de ces expériences fait débat. (...)

De fait, un champ d’investigation s’est ouvert pour s’attaquer au « problème [qui] n’est pas tant, comme on le croit trop souvent, la réduction du culturel au biologique que le rapport du sujet neuronal à lui-même, la manière dont il se voit, s’aperçoit ou s’auto-affecte… » [13].

C’est pourquoi, sur fond d’un rejet très majoritaire du dualisme cartésien, divers matérialismes s’opposent toujours sur la place du mental et son éventuel rôle causal dans l’action.(...)

Finalement, selon les positions adoptées dans ce débat autour de la question des rapports corps-esprit, la lecture des résultats des neurosciences portant sur la place du mental diffèrera. Sans épuiser toutes les combinaisons possibles, on va dégager ici deux configurationsont le mérite de donner des réponses bien distinctes à la fois sur la place du mental et le rapport aux déterminismes (cérébraux), et dont on verra qu’elles résonnent avec des revendications politiques ou sociales importantes. Soit d’un côté, une approche matérialiste (MLS) non fonctionnaliste, qui élimine l’idée d’une causalité du mental sur les mécanismes cérébraux déclenchant l’action, et qui adopte un point de vue incompatibiliste. D’un autre côté, on observera un modèle fonctionnaliste, qui accorde un rôle causal aux évènements mentaux, couplé à une approche compatibiliste qui pose une vision faible de la liberté. On verra que chacune de ces deux configurations induit une certaine vision du pouvoir d’agir, et questionne la place du sujet, si bien que, pour avoir quelque efficacité, les politiques de soutien à cet agir devraient se concevoir différemment.

Configuration 1 : une puissance d’agir découplée de la délibération intérieure

Soit l’approche MLS. Cela reste une configuration très favorable à une puissance d’agir individuel, mais qui n’est pas le libre-arbitre.

Cette configuration sauve une puissance d’agir individuelle compatible avec les déterminismes neuroscientifiques. (...)

Configuration 2 : « intelligence artificielle » mais risque d’élimination de l’individu concret sur fond d’ambivalence du capitalisme

On peut au contraire adopter une pensée fonctionnaliste et compatibiliste, typiquement celle qui pourrait accompagner l’intelligence artificielle. Elle pose des lois pures de la cognition, indépendantes de l’humain. Le mental calculatoire produit des effets, ce n’est pas un épiphénomène. Mais si le fonctionnalisme est un bon modèle pour expliquer des états mentaux produisant une certaine réponse des organismes, mécanismes qui peuvent être décrits par un chercheur indépendamment (à la troisième personne) du sujet qui vit l’expérience, il ne semble pas pouvoir rendre compte des qualités attachées aux expériences personnelles telles que la douleur [19]. Décrire d’une telle manière fonctionnelle l’ensemble du mental pourrait faire l’impasse sur une partie de la valeur des vécus à la première personne. On ne relèverait pas le défi d’expliquer le fossé existant entre le subjectif et l’objectif, mais on le minorerait. (...)

Avec le capitalisme naissant, tantôt influencé, tantôt influenceur, l’individu apparaît traversé de mille passions, comme autant d’aiguillons pour échanger et interagir. L’ordre social se réforme et produit une auto-régulation via divers mécanismes. Qu’il s’agisse de la main invisible du marché, qui articule de fait différentes activités économiques des individus, ou plus récemment des thérapies comportementales et cognitives (schémas d’actions proposés aux individus pour induire de nouvelles régularités de comportement mieux adaptées aux attentes sociales), sont ainsi favorisées des modifications des désirs et des capacités pour créer de la valeur. Cette conception s’est élaborée pour trouver une organisation sociale favorisant la coopération, dans un contexte de montée en puissance des liens impersonnels suscités par le développement des échanges capitalistes naissants. Or cette impersonnalité ne signe pas seulement la prise de distance des individus modernes d’avec les liens forts de la famille et des allégeances passées. Elle renvoie aussi à une forme d’abstraction propre à l’acte d’échange qui s’impose avec l’économie marchande [20], et qui construit des conditionnements. De fait, si la coopération paraît toujours plus plébiscitée dans nos sociétés capitalistes, qu’on y voie un ferment d’efficacité collective ou la possibilité d’une harmonie sociale, elle comporte aussi sa face obscure quand on rapporte le projet d’émancipation individuelle aux contraintes impersonnelles de la division du travail et aux risques de conditionnement de nos désirs et de nos actions dans le capitalisme avancé. Entre la banalisation de l’humain dans le vivant et le risque de l’abstraction, le capitalisme avancé pourrait renforcer des formes de coopération aliénantes sous couvert d’émancipation. Comment assurer des coopérations respectueuses des individus concrets, de leurs besoins de liberté et d’interactions humaines non impersonnelles, plutôt qu’engendrer un individu atomisé, enrôlé, qui n’a d’autonome que le slogan ? (...)

Dans tous les cas, rien n’interdit de refonder nos institutions pour sauvegarder les valeurs démocratiques d’émancipation de l’individu. Mais cela suppose d’interpréter avec attention ces savoirs, philosophiquement et politiquement, au regard des réalités sociales. Les découvertes neuroscientifiques apparaissent comme le théâtre d’affrontement entre plusieurs visions de l’homme, cela ne sera pas sans conséquence sur les institutions de la liberté dans le capitalisme avancé. Car les vérités scientifiques ne suffisent pas à produire une politique, mais peuvent contribuer à cristalliser un certain esprit du temps.