
On peut se demander si le réel n’est pas réellement renversé en France et si le psychodrame sur le voile islamique n’a pas fonction d’exotiser, de folkloriser une communauté musulmane largement sécularisée, ancrée dans les idéaux de gauche, qui se voit attaquer aujourd’hui de tous les côtés pour ce qu’elle n’est pas
Avant même l’évènement, l’appel à manifester contre l’islamophobie le 10 novembre 2019 est mort dans l’œuf, vire au pugilat. Si chacun des signataires a des arguments solides à faire valoir pour ne pas signer le texte et s’y rendre quand même, rédiger son propre texte et y aller, ne pas y aller mais adhérer à la cause, y aller à condition de rayer islamophobie au profit d’un slogan global-égalitaire, on se demande au fond, si le manifestant se mobilise contre le regain islamophobique actuel en France ou contre les signataires ? On a bien vu des dictateurs défiler en liesse lors du rassemblement dédié aux victimes de Charlie Hebdo non ? Pourquoi un climat islamophobique ayant évolué de la réaction à la pensée d’Etat en passant par une caution savante pour finir sur un attentat à Bayonne ne mériterait pas un élan de fraternité pour quelques six millions de Français de confession musulmane ? (...)
Aussi ambivalente que soit les considérations des uns et des autres, il ne faut pas se leurrer sur ce que nous disent ces tergiversations moralo-éthiques sur le rapport de la gauche aux Français de confession musulmane. Sur ce point précis, l’analyse peut au moins adopter deux approches : historique et sociologique.
L’approche historique, sitôt qu’on prend le soin de déconfessionnaliser la polémique, ne résiste pas à acter une forme de récurrence dans ce rapport entre la gauche et ses musulmans. (...)
derrière la connotation religieuse des grèves du secteur automobile des années quatre-vingt, se joue la confrontation des organisations syndicales au patronat qui ponctue sur le licenciement de 800 ouvriers spécialisés de l’usine Citroën Aulnay-Sous-Bois. Parallèlement, s’amorce une diabolisation de la CGT suspectée d’embrigader les musulmans et de fomenter des « grèves saintes ».
Même constat pour « La Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983 (dite marche des beurs). Née à l’initiative d’une prise de conscience des enfants d’immigrés de la banlieue lyonnaise (Minguette) se mobilisant contre la violence policière, elle sera très vite récupérée par une gauche de gouvernement transformant cette profonde aspiration à l’égalité, à l’inclusion sociale en une espèce de folklore avarié boostant le score du Front National contre une droite mise en berne sous couvert d’un antiracisme institutionnalisé se déhanchant sur un tube de Balavoine (comme tu manques à ce monde glacé ! Paix à ton âme) en brandissant au tout venant le slogan : « Touche pas à mon pote ». (...)
40 ans plus tard, les enfants d’immigrés ont basculé "musulmans" dans l’imaginaire collectif. Cette vue de l’esprit n’est certes pas dénuée de sens mais disons que l’imaginaire institué est l’arbre qui cache la forêt. (...)
On peut même dire que la sécularisation franco-musulmane est la forêt cachée par l’arbre puritain qu’une actualité hystérique, décompensée (au sens psychanalytique du terme) et éminemment réactionnaire tente d’afficher au premier plan et ce, du commentaire savant au discours politique, de la sphère médiatique à la blogosphère fasciste. Car, bien que les enfants d’immigrés aient muté ’curieusement’ en « musulman » dans le discours dominant ces deux dernières décennies, parfois même en djihadiste, bien que le voile islamique (qui relève d’une liberté individuelle comme une autre) sert aujourd’hui à folkloriser une communauté musulmane largement sécularisée en France, bien que l’aspiration d’une communauté musulmane en attente d’institutions cultuelles représentatives reste cantonnée à un Islam consulaire ou à une gestion coloniale du fait islamique héritée de l’orientalisme, il est incontestable que sur le plan sociétal, c’est l’aspiration à l’égalité des premières générations de l’immigration maghrébine qui reste la plus fondamentale. (...)
Avec tout cela, on peut se demander si le réel n’est pas réellement renversé en France et si le psychodrame sur le voile islamique n’a pas fonction d’exotiser, de folkloriser une communauté musulmane largement sécularisée, ancrée dans les idéaux de gauche, qui se voit attaquer aujourd’hui de tous les côtés pour ce qu’elle n’est pas. En définitive, l’aspiration égalitaire des Français de confession musulmane (enfants d’immigrés) fut toujours trahie, n’a jamais pu se faire entendre.
N’est-ce pas là un motif suffisant pour se rendre à la manifestation ?