Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
France TV Info
Pourquoi les mémoires de la guerre d’Algérie semblent-elles toujours irréconciliables ?
Article mis en ligne le 21 mars 2022
dernière modification le 20 mars 2022

Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, les acteurs et héritiers de cette guerre peinent à s’entendre autour d’une histoire douloureuse et conflictuelle. Franceinfo a interrogé l’historien Benjamin Stora, auteur d’un rapport sur ces questions mémorielles.

"Il ne s’agit plus de déchiffrer pas à pas un destin déjà écrit au ciel mais d’écrire le présent comme une histoire que les siècles futurs sauront lire", écrit Alice Zeniter dans son roman L’Art de perdre, qui retrace l’épopée d’une famille de harkis durant la guerre d’Algérie. Soixante ans après la signature des accords d’Evian, le 18 mars 1962, qui proclamèrent un cessez-le-feu et ouvrirent la voie à l’indépendance de l’Algérie en juillet, les acteurs de cette guerre et leurs descendants continuent de se diviser sur cette histoire douloureuse. (...)

Franceinfo a interrogé l’historien Benjamin Stora, auteur d’un rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Il est également l’auteur de France-Algérie, les passions douloureuses (2021, Albin Michel). (...)

Benjamin Stora : Parmi ceux qui ont vécu la guerre d’Algérie, il y a le groupe le plus important, celui des appelés du contingent. Plus d’un million et demi de soldats ont été envoyés de métropole en Algérie. Ensuite, il y a eu un million d’Européens d’Algérie, les pieds-noirs. Pendant la guerre, il y avait déjà 400 000 immigrés algériens en métropole, auxquels s’ajoutent 500 000 autres Algériens venus après l’indépendance. En 1962, il y avait donc en France environ 3,5 millions de personnes nées en Algérie ou qui y ont vécu.

Il faut bien sûr ajouter le groupe important des harkis (supplétifs musulmans de l’armée française) et leurs enfants, soit 200 000 personnes environ, puis tous les gens mêlés, les opposants, ceux qui ont construit leur parti politique durant la guerre, les "porteurs de valise" (militants soutiens du Front de libération nationale). Avec les descendants, on estime qu’il y a entre 6 et 7 millions de personnes concernées aujourd’hui en France par la guerre. (...)

Très vite, il a fallu tourner la page de cette guerre pour différentes raisons. La France sortait de plusieurs décennies de conflits, la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’Indochine, puis la guerre d’Algérie. Il y avait une volonté très nette d’une immense majorité de la population de connaître la paix. Même si la guerre d’Algérie, qu’on a longtemps appelé "les événements", "la guerre sans nom", semblait lointaine depuis la métropole, la France vivait en situation d’angoisse, d’anxiété de la guerre, et il y avait un grand désir d’oubli. (...)

Il y a eu une volonté de l’Etat d’effacer cette histoire. De nombreuses mesures d’amnistie sont instaurées dès 1962. La première figure dans les accords d’Evian, où il est décidé qu’on ne peut pas juger les responsables des exactions commises durant la guerre. Ensuite, il y a la loi de 1968 qui attribue l’amnistie pénale aux militants de l’Algérie française et de l’OAS, et qui leur permet de revenir en France.

En 1974, sous Valéry Giscard d’Estaing, des lois effacent toutes les condamnations prononcées pendant ou après la guerre d’Algérie. En 1982, François Mitterrand réintègre dans l’armée française les principaux généraux putschistes, avec grades, pensions et décorations. (...)

A l’époque, l’oubli est aussi voulu par la société française. Les personnes qui ont vécu la guerre avaient "intérêt" à oublier, il y avait une volonté de surmonter le deuil, les épreuves. Il n’y a pas eu d’opposition sur ces lois d’amnistie, pas de revendications. La demande d’abrogation de ces textes viendra plus tard avec le réveil mémoriel des enfants et petits-enfants dans les années 2000. (...)

Au début des années 2000, le discours change avec Jacques Chirac. En 2005, l’ambassadeur de France en Algérie, Hubert Colin de Verdière, condamne pour la première fois les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata [répressions sanglantes survenues le 8 mai 1945, en Algérie, pendant des manifestations indépendantistes]. En 2008, à Constantine, Nicolas Sarkozy condamne le système colonial. En 2012, à Alger, François Hollande reconnaît les souffrances infligées par la colonisation. Ces discours sont des gestes de reconnaissance de l’histoire, ils condamnent le colonialisme, mais sans nommer des actes précis.

Emmanuel Macron marque-t-il une rupture ?

Contrairement à ses prédécesseurs, Emmanuel Macron nomme des personnes et des lieux. Il reconnaît l’assassinat de Maurice Audin [mathématicien communiste militant de l’indépendance de l’Algérie] par le système colonial français, l’assassinat d’Ali Boumendjel, avocat et militant nationaliste. Il reconnaît la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 1962 contre les Européens, le massacre des Algériens à Paris le 17 octobre 1961, l’abandon des harkis… (...)

Il y a un changement de tonalité opéré par des choses concrètes. Cela permet d’avancer de façon pratique dans la connaissance de l’histoire, c’est un changement important. Depuis la remise de mon rapport [sur "les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie"] en janvier 2021, il y a eu plus d’actes concrets qu’en soixante ans. Ces gestes sont une réponse à des mouvements citoyens, des associations d’enfants d’immigrés, de harkis, de rapatriés, de pieds-noirs, qui se sont battues durant des années pour qu’on reconnaisse ces événements et ces personnalités. (...)

Il y a eu aussi l’ouverture plus large des archives, résultat d’une bataille mémorielle livrée par les historiens depuis très longtemps. Bien sûr, il reste encore beaucoup de choses à faire. Dans mon rapport, j’ai proposé également de se pencher sur les essais nucléaires réalisés en Algérie et leurs effets. Je propose d’améliorer l’entretien des cimetières européens en Algérie, de rédiger un guide des disparus pendant la guerre. (...)

Depuis la fin de la guerre, il n’y a pas eu un discours fort et commun sur la guerre, mais des lois d’amnistie, qui ont provoqué un fort ressentiment. Chaque groupe s’est fabriqué une identité à partir d’un personnage, une date, mais il n’y a pas eu de récit commun. Des fractures existent même au sein de ces groupes.

Aujourd’hui, nous sommes certes sortis de l’oubli, mais pour tomber dans une sorte de "guerre des mémoires" qui s’est faite dans le désordre et dans le repli identitaire. Je lis aussi cette situation comme l’affaiblissement des batailles citoyennes qui profitent à un groupe particulier. On est désormais plus habitué à être dans un statut de victime que de combattant. (...)

En France, certains refusent de regarder ce passé colonial en face et avancent le thème de la "repentance". Qu’en pensez-vous ?

C’est un discours idéologique, fabriqué et porté par une partie de la classe politique française. Personne n’a jamais demandé de repentance, mais une reconnaissance de ce qu’il s’est passé. Il faut sortir de ce piège par des mesures concrètes, comme celles que je propose dans mon rapport. (...)

Les réparations doivent s’articuler sur des faits argumentés. Une autre forme de réparation pourrait être l’enseignement de la guerre d’Algérie. L’enseignement a commencé à prendre en compte cette histoire depuis une vingtaine d’années. Il faut maintenant s’intéresser davantage à la colonisation.