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Pourquoi et comment faire des marchés financiers le nouveau foyer des luttes sociales
Article mis en ligne le 25 novembre 2017
dernière modification le 24 novembre 2017

Remise en cause globale des droits sociaux, mythification de l’entrepreneuriat et de la prédation de richesses, baisse des dépenses publiques, avènement de la finance, généralisation de la précarité… Les néolibéraux ont réussi leur révolution. Comment y sont-ils parvenus ? Pourquoi la gauche s’est-elle laissée piéger ? Et, surtout, comment repenser des résistances et la construction d’alternatives qui ne se limitent pas à la nostalgie de l’État providence ou à la restauration du capitalisme d’antan ? Entretien avec le philosophe Michel Feher, auteur du passionnant livre « Le temps des investis ».

(...) Michel Feher |1| : La réussite idéologique des néolibéraux est d’avoir donné une allure proprement révolutionnaire à leur doctrine : repenser la lutte des classes non plus autour de l’exploitation mais à partir de l’abus ou de la spoliation. Cette rhétorique reprend, non sans effronterie, celle de l’abolition des privilèges des révolutions française et américaine. Les gens qui bossent, qui se lèvent tôt, sont spoliés par des privilégiés. Ceux-ci ne sont plus les aristocrates d’autrefois mais les fonctionnaires qui échappent aux conditions de compétition du privé, les chômeurs « payés à ne rien faire », les étrangers qui viennent « prendre nos allocs », et, enfin, les syndicalistes, défenseurs d’un statu quo qui causerait le malheur des employés précaires. Autant de gens qui, selon les néolibéraux, sont des protégés d’État, vivant d’une rente de situation : ils s’accaparent les ressources gagnées par ceux qui travaillent et ne comptent que sur leur mérite. La promesse néolibérale d’origine consiste donc à assurer aux méritants qu’ils pourront jouir des fruits de leur labeur sans que l’État ne les leur confisque pour les redistribuer aux nouveaux rentiers.

La seconde innovation des pères fondateurs du néolibéralisme – Friedrich Hayek, Milton Friedman et ses acolytes de l’École de Chicago, et les ordo-libéraux allemands – est d’ériger l’entrepreneur en modèle universel. (...)

Comment y sont-ils parvenus ?

Par le biais de politiques publiques favorisant l’accès à la propriété individuelle, le passage à la retraite par capitalisation, le recours aux assurances maladies privées, voire encore les « vouchers », ces chèques éducation promus par l’école de Chicago : plutôt que d’investir dans l’éducation publique, donnons de l’argent aux pauvres pour qu’ils choisissent leur école privée. Le but est de constituer les gens en capitalistes, quitte à les contraindre à emprunter pour y parvenir. Car une fois dans la position d’un détenteur de capital à faire fructifier, chacun devient sensible aux arguments néolibéraux sur le « matraquage fiscal ». L’enjeu est donc de « déprolétariser » les salariés, non pour faire triompher le socialisme, mais pour leur conférer une mentalité d’entrepreneur. (...)

En rompant avec les compromis sociaux des Trente glorieuses, les néolibéraux n’ont pas réussi à s’imposer comme les promoteurs du changement sans aussitôt faire passer la gauche pour conservatrice : celle-ci est en effet accusée de s’accrocher aux statuts et réglementations de l’État providence, soit à un ordre bureaucratique qui étouffe les initiatives individuelles. Or, la gauche s’est laissée prendre au piège en devenant largement ce que ses adversaires affirmaient qu’elle était : le parti de la défense des droits acquis. N’était-elle pas dépourvue de projet alternatif – en particulier à partir de 1989, lorsqu’il est devenu peu tenable de revendiquer la collectivisation des moyens de production ? Ne se bornait-elle pas à vouloir préserver un modèle à bout de souffle – dès lors que l’achèvement de la reconstruction des économies européennes faisait fléchir la croissance et que les revendications des femmes et des populations immigrées ne permettaient plus d’acheter la paix sociale en offrant des emplois et une protection sociale décente aux seuls hommes blancs salariés ? Ce dernier aspect de la crise du fordisme explique aussi pourquoi il existe aujourd’hui une gauche proprement réactionnaire. Car derrière la déploration de l’État social d’antan, s’exprime aussi une nostalgie des hiérarchies de genre, de sexualité et de race qui le soutenaient. (...)

Je soutiens dans ce livre que le projet néolibéral qui consiste à faire de nous tous des entrepreneurs ne s’est pas réalisé : non pas parce que les néolibéraux auraient échoué ou parce que leur ingénierie sociale se serait heurté à la résistance des salariés, mais parce que la mise en œuvre de leur programme n’a pas produit ce qu’ils avaient annoncé. Ces conséquences imprévues renvoient à la montée en puissance de la finance. (...)

Pour casser les « privilèges » des dirigeants d’entreprises, les néolibéraux vont imputer la productivité déclinante des économies développées au pouvoir managérial et appeler les gouvernements à le dissoudre par la dérégulation des marchés financiers. En levant les obstacles à la circulation des capitaux – entre les pays et les métiers de la finance – ainsi qu’à l’inventivité de l’ingénierie financière – la création des produits dérivés –, il s’agit de permettre aux investisseurs de choisir les équipes managériales en fonction de leurs « performances », leur aptitude à satisfaire les demandes des actionnaires. La finance aura alors toute licence pour sélectionner les projets entrepreneuriaux en fonction de ce qu’ils promettent aux investisseurs. En résulte une profonde transformation de la mentalité entrepreneuriale : pour satisfaire les détenteurs de titres financiers, l’entrepreneur ne pense plus aux revenus sur le long terme mais doit faire en sorte que le cours de l’action ne cesse de monter. (...)

Ce qui est vrai pour les entreprises l’est aussi pour les États. Soucieux d’attirer les capitaux sur leur territoire pour favoriser les entreprises qui y résident, les gouvernements doivent à leur tour offrir ce que les investisseurs souhaitent : des impôts faibles, un coût du travail bas et des droits de propriété intellectuelle solides pour breveter les idées. Cependant, ces offrandes ne manquent de réduire les recettes fiscales et les protections sociales, ce qui risque de mécontenter les populations. Comment les gouvernants vont-ils s’y prendre pour attirer les investisseurs sans se mettre trop à dos leurs électeurs ? En empruntant sur les marchés financiers. Reste que pour donner envie aux prêteurs d’acheter leurs bons et obligations du Trésor, les gouvernements doivent mener des politiques qui donnent confiance aux marchés. Ils se retrouvent donc aussi tributaires de leur crédit auprès des investisseurs que les chefs d’entreprises. L’État est à son tour devenu un investi.

Et qu’en est-il pour les individus ?

C’est la troisième étape. Des entreprises et des États désireux d’attirer les investisseurs, les unes en réduisant le coût du travail les autres en comprimant leurs budgets, ne sont plus en mesure d’offrir ce qu’ils promettaient jadis, à savoir des carrières, des boulots en CDI, et des transferts sociaux consistants. Les gens vont devoir eux-mêmes se vendre ou, plus exactement, se constituer en « projets » suffisamment attractifs pour retenir l’attention des recruteurs et, souvent, des prêteurs. Ainsi, même celles et ceux qui n’ont d’autres ressources que leur force de travail cessent d’être des salariés proprement dits pour devenir des investis.

C’est à dire ?

La précarisation des conditions d’existence implique que, pour pouvoir continuer à consommer et acheter des biens durables, il faut vivre au moins partiellement à crédit et donc donner des gages aux prêteurs (...)

de même que les syndicats ouvriers ont jadis appris à négocier pour peser sur la répartition de la plus-value entre capital et travail, il convient aujourd’hui d’imaginer un militantisme capable de spéculer contre les préférences des investisseurs en sorte de peser sur les conditions d’accréditation, sur ce qui mérite ou non de recevoir crédit.

Comment cela peut-il se traduire pour l’action politique et militante progressiste ?

Au temps du capitalisme industriel, le militantisme syndical s’est constitué en miroir des cartels patronaux qui s’entendaient sur le prix des marchandises. Les travailleurs, dont la seule marchandise était leur force de travail, ont fait de même en se constituant en syndicats. Les syndicats ne sont-ils pas des ententes destinées à soutenir le prix et à améliorer les conditions de vente de la force de travail ? Si nous procédons par analogie, du côté des marchés financiers, il me semble que le modèle à imiter n’est plus le cartel mais plutôt les agences de notation. (...)

Entrer en compétition avec les investisseurs nécessite alors d’entrer dans leur temporalité, d’inventer des formes de militantisme continu, d’inventer des actions qui ne soient pas uniquement ponctuelles – tels la grève, la manifestation ou le vote – mais qui relèvent du harcèlement permanent. Sinon, on sera toujours en retard sur les investisseurs qui peuvent déstabiliser un gouvernement à chaque instant. C’est pour cette raison que la forme « agence de notation » m’intéresse, parce que ces institutions opèrent comme un aiguillon permanent |2|.

Comment contre-spéculer sur d’autres critères que celui de la rentabilité financière, pour faire avancer les conditions de travail, le respect de l’environnement, ou une meilleure redistribution des richesses produites ? Ce type d’actions ciblant une marque ou un secteur existent déjà, mais peinent à obtenir des résultats durables...

Les boycotts sont longtemps demeurés symboliques parce qu’ils s’adressaient exclusivement au grand public. Or, la responsabilisation des consommateurs est difficile. Plus efficace est de viser les investisseurs – et leurs spéculations sur les réactions du public : non tant pour ranimer leur conscience morale que pour éveiller leurs inquiétudes sur les incidences financières d’un investissement irresponsable. (...)

La campagne de désinvestissement menée contre le Dakota Access Pipeline, à Standing Rock, aux États-Unis, est éclairante à cet égard. Les Sioux et les écologistes qui s’opposent à la construction de cet oléoduc ont mené trois types d’actions. Ils ont occupé le site, pour bloquer la construction du pipe-line, ont mené des actions en justice et ont fait pression sur les investisseurs. Efficace jusqu’à l’élection de Donald Trump, l’occupation a ensuite été violemment réprimée par la police. Les procès intentés se sont largement soldés par des échecs. En revanche, la campagne de désinvestissement connaît un succès remarquable, précisément parce qu’elle joue sur les risques et la spéculation dont ils font l’objet : risques environnementaux mais surtout financiers encourus par quiconque investit dans un projet affublé d’une réputation déplorable (...)