La santé mentale a pris une place importante dans les médias ces derniers mois : Theresa May n’a pas pu échapper à des questions à ce sujet pendant l’élection, tandis que le Prince Harry et un ensemble de célébrités ont mené une campagne pour questionner la stigmatisation des personnes atteintes de troubles mentaux. Que des discussions ouvertes aient lieu sur ce sujet est un pas en avant, mais s’attaquer à la stigmatisation n’est pas suffisant.
« Ils demandent presque toujours ce qui ne va pas chez toi et presque jamais ce qui t’est arrivé. »
Ces mots d’Eleanor Longden, qui milite sur les questions de santé mentale, résument les approches actuelles de la santé mentale. Le discours dominant – celui du gouvernement, des psychiatres, des professionnel.le.s de santé, et des médias – est structuré par des explications qui rapportent les troubles mentaux à un « problème » chez l’individu. La santé mentale est presque toujours pensée en termes individuels à propos de ce qui est défaillant, manquant ou inadéquat dans le comportement et les sentiments d’une personne. Il y a beaucoup moins de discussion autour de ce qui est arrivé aux personnes qui font l’expérience de troubles mentaux – qu’en est-il de leurs conditions de vie, de l’organisation de leur travail, quelles agressions ont-ils/elles subies, de quelle manière la pauvreté, le racisme et le sexisme ont-ils affecté leur bien-être mental ?
Pour prendre seulement un exemple, pensons au stress et à l’anxiété induits par le fait de vivre dans le secteur locatif privé : anxiété au sujet du paiement du loyer, des bails courts qui vous forcent à déménager souvent, un logement exigu et inadapté, l’insécurité constante liée à la peur d’être expulsé.e. Nous vivons dans ce que certains ont qualifié de crise de la santé mentale.
Quand le stress et l’anxiété liés à des conditions de vie mouvantes, des emplois mal payés et souvent précaires, un régime d’assurance sociale brutal et les effets plus généraux de l’austérité font que de plus en plus de personnes font face à des pensées suicidaires, à la dépression, à des troubles de la personnalité et d’autres problèmes mentaux. Dans le même temps, les services qui prennent en charge les personnes atteintes de troubles mentaux ont été étranglés financièrement et se sont souvent avérés incapables de fournir le soutien dont les personnes ont besoin (...)
Dans cet article, je cherche à développer quelques idées au sujet de la psychiatrie et de la santé mentale aujourd’hui, en me penchant sur l’évolution de la compréhension, des diagnostics et du traitement de la santé mentale.
La psychiatrie sous le capitalisme néolibéral
Le modèle biomédical du diagnostic et de la pratique psychiatrique est devenu de plus en plus dominant au cours des 40 dernières années. La maladie mentale, bien qu’elle ne soit toujours pas aussi légitime et aussi bien traitée que la maladie physique, est très majoritairement conceptualisée par les psychiatres, les médias et par beaucoup d’usager.e.s, comme un problème, une défaillance ou une maladie localisée dans le corps, la plupart du temps dans le code génétique ou dans la chimie du cerveau d’une personne.
Bien sûr, les explications biologiques des maladies mentales ne sont pas nouvelles, même si leurs justifications scientifiques ont changé. (...)
Malgré toutes les recherches sur le cerveau, l’expérimentation physique et l’usage massif de médicaments, on ne peut établir aucune explication biologique définitive à la maladie mentale.
Cependant, au cours des quatre dernières décennies, le modèle biomédical a ressurgi, dominant toute la recherche sur les maladies mentales, au détriment de recherches sur les facteurs psychologiques, sociaux et structurels du développement des troubles mentaux. Comment expliquer cette stabilité de la domination des théories et des traitements biologiques ? Pour répondre à cela, il ne faut pas sous-estimer l’influence de l’industrie pharmaceutique sur les gouvernements et sur la profession psychiatrique. (...)
Au moment même où les multinationales pharmaceutiques développaient le marché des médicaments psychiatriques, les services de psychiatrie ont été décimés au cours d’une ère d’austérité et de coupes budgétaires. Les années 1970 et 1980 ont vu la fermeture des grands centres hospitaliers consacrés à la santé mentale, dont les bâtiments et terrains, généralement situés à des endroits stratégiques, ont été vendus au plus offrant. (...)
Beaucoup d’entre nous pensaient que la fermeture de ces grandes institutions était une bonne chose, et détestaient leur association avec le système asilaire oppressif de l’ère victorienne qui enfermait les gens pour les cacher à la vue du public. Mais le très attendu « système de soins local » [community care] qui était censé les remplacer est resté désespérément sous-financé, et bien souvent, inexistant. Des hôpitaux de jour ont aussi été fermés depuis, et ceux/celles qui ont besoin de soins et de soutien sont souvent livré.e.s à eux/elles-mêmes dans des logements inadaptés, généralement des studios meublés piteux, et forcé.e.s de s’en remettre aux médicaments, à qui on fournit de l’aide uniquement dans les moments de crise aiguë. Bien que les médicaments psychiatriques puissent sauver des vies, en soulageant les personnes, celles qui recourent aux psychotropes et à d’autres médicaments psychiatriques sur le long terme souffrent souvent d’effets secondaires handicapants, comme des nausées, un baisse de la libido, une prise de poids, la fatigue, et des hallucinations.
A mesure que les effets des coupes budgétaires dans le secteur de la santé mentale se sont fait sentir, le gouvernement a de plus en plus souvent pris des mesures coercitives présentées comme une réduction des risques (...)
Le groupe « Recovery in the Bin » (Convalescence à la poubelle »), par exemple, écrit : « Beaucoup d’entre nous ne pourront jamais “ nous remettre ” en continuant de vivre dans ces circonstances sociales et économiques intolérables, telles qu’un logement indécent, la pauvreté, la stigmatisation, le racisme, le sexisme, une charge de travail déraisonnable, et d’innombrables autres entraves ».
La pathologisation de la vie quotidienne
Depuis le début des années 1990 les médicaments psychiatriques ont aussi été prescrits très largement en dehors des institutions psychiatriques. Aujourd’hui environ 90 % des personnes qui ont affaire à des services psychiatriques en dehors de l’hôpital se voient prescrire un médicament psychiatrique ou un autre. (...)
Les firmes pharmaceutiques font leurs profits sur le stress et l’insécurité que les personnes ressentent réellement, en leur vendant une « solution » en cachet.
La domination de la Big Pharma permet aussi d’expliquer la prolifération de nouvelles maladies psychiatriques au cours des quatre dernières décennies. Des problèmes dans des domaines de la vie de plus en plus nombreux, qui étaient souvent considérés auparavant comme ayant des causes sociales plutôt que médicales, ont été pathologisées et traitées comme des maladies qui impliquent une médication. Mettre en lumière la façon dont des nouveaux troubles psychiatriques ont été construits ne signifie pas que tout diagnostic est un mythe ou doit être rejeté. (...)
Souvent un diagnostic psychiatrique est le seul moyen qu’ont des personnes d’accéder aux services dont ils/elles ont besoin. C’est la lutte des vétérans du Vietnam pour la reconnaissance, la compensation et la prise en charge de leurs symptômes traumatiques à la suite de la guerre du Vietnam, par exemple, qui a abouti à ce que le Syndrome de stress post-tramatique [PTSD en anglais] soit intégré aux diagnostics officiels en 1981. Les coupes budgétaires permanentes dans le secteur de la santé, en revanche, signifient que la façon dont un diagnostic comme celui de SSPT est compris ou appliqué peut aussi être utilisé pour limiter et/ou refuser des traitements disponibles, malgré l’origine du diagnostic dans la lutte des vétérans du Vietnam.
Sous le régime néolibéral actuel, notre santé mentale est subordonnée aux besoins du marché. (...)
D’un côté, le gouvernement et les grandes entreprises nous vendent l’idée du bonheur et du bien-être, une sorte de rêve consumériste dans lequel nous cherchons une forme d’accomplissement dans un emploi bien rémunéré et des relations sociales heureuses, et où les biens de consommation sont des marqueurs de notre succès. D’un autre côté, quand le système capitaliste s’avère incapable de réaliser ce rêve et cet objectif, nous sommes invités à n’en vouloir qu’à nous-mêmes pour notre échec. Mais si nous commençons à craquer psychologiquement, alors nous nous rendons compte qu’il n’y a que peu de prise en charge psychologique disponible pour nous aider. (...)