
Des économistes néo-libéraux accusent leurs collègues qui refusent la doxa de « négationnisme ». Mais c’est le champ général de l’analyse économique qui oublie la dimension écologique de l’activité humaine. Décryptage d’une économie qui oublie l’essentiel.
(...) On ne peut pas dire que les orthodoxes ignorent les questions environnementales. Un sous-champ de ce courant économique, l’économie de l’environnement, s’en préoccupe, même si les problèmes écologiques sont effectivement vus comme des choses à la marge. Pour ces économistes, 2°C, c’est 1 % de produit intérieur brut (PIB) en moins, et c’est tout à fait gérable à l’horizon 2100. Ce courant économique a ralenti la perception des problèmes environnementaux ainsi que l’avènement de solutions, en particulier du point de vue de la prise en compte des dommages climatiques.
Comme solution au changement climatique, ces économistes prônent par exemple le recours au marché, notamment au marché du carbone. Mais cette idée grandiose de créer un marché mondial du carbone, qui inclurait toutes les activités, toutes les industries et toutes les personnes émettant des gaz à effet de serre (GES), n’a pas été la solution espérée. (...)
Pourquoi l’économie orthodoxe a-t-elle tant de mal à intégrer ces problèmes environnementaux ?
Tout d’abord à cause de l’idée que l’économie est une sphère de réalité propre. Dans ce courant économique, les gens ne recherchent pas des biens spécifiques - espaces verts, rivière non polluée, etc. -, ils recherchent un concept abstrait général de valeur, constituée d’échanges monétaires. A partir de là, on peut compenser des choses naturelles par des ordinateurs, des services à la personne : il n’y a pas de spécificité de la nature dans l’économie mainstream. (...)
La deuxième raison, c’est la question des marchés. L’économie mainstream prend en compte le fait qu’il y a des ressources limitées, comme le pétrole par exemple. Mais cette rareté future est censée être gérée par le marché qui va faire en sorte de générer des substituts. Le marché produirait donc la technique qui permettra ainsi de remplacer le pétrole, les moteurs à combustion le jour où ils n’auront plus de carburant, etc.
Qu’en est-il des hétérodoxes ?
Les autres économistes, c’est-à-dire des économistes néo-keynésiens, des économistes qu’on associe à la gauche du champ politique et qu’on appelle hétérodoxes, n’ont pas tellement pris en compte les questions écologiques. Ce qui les intéressait, c’étaient les questions de relance de l’activité, les questions du bouclage macroéconomique, la croissance, la distribution du revenu. Mais ça ne veut pas dire qu’ils les ignorent. Michel Aglietta, un des représentants de l’école de la régulation, s’intéresse beaucoup à la question d’un nouveau régime de régulation du capital qui prenne en compte les questions écologiques.
Comment expliquer que ces questions aient mis si longtemps à émerger ?
Déjà, la sociologie du champ académique fait qu’il existe une sorte de polarisation des économistes. Les économistes orthodoxes donnent le La de la discipline. (...)
d’un point de vue académique, l’économie ne fonctionne pas beaucoup avec les autres sciences. Et c’est un problème : elle se réfugie derrière ses protocoles, ses façons de mesurer et érige cela en vérité, sans considérer que sur le même phénomène, il va y avoir l’avis de sociologues, d’historiens et d’autres spécialistes. Il n’y a pas suffisamment de dialogue entre ces disciplines-là, parce qu’il y a un repli des économistes sur leur méthode économétrique qui produisent des faits soi-disant « indiscutables » comme disent Cahuc et Zylberberg [auteurs du Négationnisme économique], mais qui ne sont indiscutables que pour les économistes.
Cela concerne tout particulièrement la question climatique, pour laquelle il faut penser tous les problèmes ensemble en convoquant l’ensemble des sciences sociales pour savoir ce que va faire le climat sur les sociétés humaines. Il existe un hiatus entre ce que racontent les sciences de la nature et ce que racontent les économistes sur ce que seront les dégâts
: pour les premiers, 2°C de réchauffement entraînent des changements climatiques très importants auxquels il sera difficile de faire face ; pour les seconds, 2°C, c’est 1 % de produit intérieur brut (PIB) en moins et c’est tout à fait gérable à l’horizon 2100. Et à 3°C ou plus, les biologistes disent qu’on ne sait pas prévoir concrètement les écosystèmes, à quoi ressembleront les saisons ou quels types d’agriculture on pourra mener, alors que les économistes essayent de capter ça avec leur procédure économétrique pour le calibrer et dire que l’impact sera assez faible.
Les travaux sur le climat sont fondamentalement pluridisciplinaires, les rapports du GIEC font appel à plusieurs disciplines : les climatologues, les biologistes, les sciences sociales parmi lesquels des économistes, etc. Si on se focalise uniquement sur l’aspect économique, on oublie ce que cela va signifier en termes d’organisation sociale. (...)
il y a un oubli – presque parfois par inadvertance – du soubassement écologique des sociétés contemporaines et des économies développées. On représente souvent l’économie au centre, entourée par l’environnement, alors qu’en fait on devrait représenter l’environnement comme un socle sur lequel les sociétés humaines et l’économie moderne se développent.