
En France et dans le monde, les « monnaies locales complémentaires » se multiplient. Leur but : favoriser les commerces de proximité, les petits producteurs, les circuits courts, et l’économie locale. Mais elles alimentent aussi une réflexion essentielle sur le rôle et le sens de la monnaie et de l’économie.
(...) Anne Blomqvist vend des fruits et légumes bio en retz’L depuis deux ans. Elle a constaté une augmentation de la circulation de la monnaie locale depuis la diffusion du documentaire Demain : « Cela remotive, car on retrouve le sens de la démarche globale », explique-t-elle. Le sens d’une monnaie locale ? C’est d’abord de relocaliser la production et la consommation dans un cercle proche, de développer une forme de « résilience », mais aussi de « renforcer le lien social à travers nos échanges », favoriser le développement d’activités, et « refuser la spéculation » (voir le Manifeste pour les monnaies locales complémentaires).
« Une mobilisation citoyenne tout à fait impressionnante » (...)
seuls 300 utilisateurs et 150 professionnels utilisent les environ 20.000 retz’L en circulation. « L’adhésion à ces monnaies reste faible car les gens ne sont pas informés de toutes les dimensions que cela comporte, reconnaît Philippe Derudder, qui promeut la création de monnaies locales complémentaires (MLC) depuis une dizaine d’années en France. Or, il faudrait davantage d’utilisateurs pour que les MLC aient une réelle pertinence ».
C’est en effet le paradoxe actuel des MLC. De plus en plus d’associations se créent pour lancer des monnaies locales. Depuis la première en France, l’Abeille de Villeneuve-sur-Lot en 2010, plus d’une trentaine sont entrées aujourd’hui en circulation (carte). Et encore une trentaine en préparation, dont une à Paris, en collaboration avec la mairie. Sans compter leurs cousines, autres monnaies sociales et systèmes d’échanges locaux (SEL) aux fonctionnements différents [1]. « En très peu de temps, les MLC ont pris finalement pas mal d’ampleur dans notre pays. Cela veut dire qu’il y a une mobilisation citoyenne tout à fait impressionnante », analyse Christophe Fourel, coauteur du rapport D’autres monnaies pour une nouvelle prospérité et chef de la mission Analyse et stratégie au ministère des Affaires sociales et de la Santé. Parmi les succès notables, la monnaie du Pays basque, qui compte 3.000 adhérents, 600 entreprises et 460.000 euskos en circulation. Mais dans un grand nombre de cas, les groupes locaux peinent à atteindre un nombre suffisant de participants pour lancer une vraie dynamique économique.
« Pour qu’une MLC fonctionne vraiment bien, il faut trois acteurs : des citoyens utilisateurs, des prestataires et commerçants, et des collectivités locales », selon Jean-François Ponsot, maître de conférence en sciences économiques à l’université Grenoble Alpes. Or, aujourd’hui, le 3e ne joue pas le rôle moteur qu’il aurait si les salaires versés par les collectivités locales, leurs achats, et les impôts prélevés, étaient en monnaie locale.
Un côté éducation populaire ou atelier constituant (...)
En France, la loi sur l’économie sociale et solidaire de 2014 a permis la reconnaissance des MLC. Mais sans régler la question de leur utilisation par le secteur public, qui devrait être étudié à l’Assemblée nationale en septembre prochain. Techniquement, rien ne s’y oppose, et certaines mairies ont déjà commencé à accepter des monnaies locales dans des maisons de quartier, centres de loisirs, cantines scolaires ou crèches. (...)
« La monnaie, c’est du lien social, cela incarne des valeurs, des pratiques, des projets, rappelle Jean-François Ponsot. Or aujourd’hui, l’essentiel des crédits bancaires alimente la spéculation, c’est un détournement. Donc ce n’est pas étonnant que certains cherchent à se réapproprier la monnaie. C’est un phénomène sain », poursuit-il. À l’opposé d’une institution monétaire européenne (la Banque centrale) qui parait très éloignée et technocratique, l’échelon local permet aux citoyens ainsi réunis de décider du fonctionnement de leur monnaie de manière démocratique, en assemblée générale. (...)
Les MLC prônent donc la diversité monétaire, renforçant la résilience des économies, contre la « monoculture monétaire », plus sensible aux crises. (...)
Justement, après les monnaies locales, une monnaie complémentaire nationale, entièrement numérique, devrait voir le jour en octobre prochain : le Coopek. Imaginée par les dirigeants de Biocoop, cette monnaie sera gérée par une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), et utilisable par tout le monde à condition d’adhérer à la SCIC. « La spéculation est le cancer du système monétaire européen : l’argent ne circule pas et se multiplie sur lui-même. Le Coopek, lui, servira le développement de l’économie réelle », insiste Claude Gruffat, président de Biocoop.
Mais n’y a-t-il pas un risque que monnaies locales et monnaie nationale entrent en concurrence ? « La cohérence d’une monnaie locale, c’est de se connaître, partager quelque chose, avoir une chance de se rencontrer physiquement. Si l’on est au niveau du pays entier, ça n’a pas le même sens. Il faudra faire attention que cette monnaie-là ne vienne pas capter l’attention au détriment des monnaies plus intéressantes qui sont locales », prévient Dante Edme-Sanjurjo, qui n’est pas le seul à s’inquiéter. (...)
Critiquer et repenser le système économique dominant
Pour relocaliser l’économie, il existe un autre outil : la mise en place de droits de douane selon la provenance des produits qui passent la frontière, également appelé protectionnisme. « Les MLC correspondent à ce qu’on peut faire au niveau citoyen, mais dans une approche plus politique, il serait tout à fait intelligent de revenir à du protectionnisme pour équilibrer les échanges », selon Philippe Derudder. La solution ne séduit pas les décroissants, qui y voient une « réaction palliative de protection réflexe ».
Reste que le chemin de monnaies locales conduit à critiquer et repenser le système économique dominant.