
Enquête | C’est une crise dans la crise sanitaire : en dix ans, la France a réduit considérablement son stock de masques de protection.
Pour quelles raisons ?
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26 janvier 2020. Face aux micros et aux caméras, Agnès Buzyn, qui est encore ministre des solidarités et de la Santé, se veut rassurante : selon elle, il n’y aura pas de pénurie de masques en cas d’épidémie du virus Covid-19 sur le sol français.
Pourtant, à peine plus d’un mois plus tard, le 4 mars 2020, le président de la République, Emmanuel Macron annonce que l’Etat réquisitionne "tous les stocks et la production de masques de protection" pour les distribuer aux soignants et aux personnes atteintes du coronavirus.
Le 13 mars 2020, le Premier ministre Edouard Philippe prend un décret de réquisition des stocks et de la production de masques jusqu’au 31 mai 2020.
Le 17 mars 2020, sur France Inter, le ministre de la Santé, Olivier Véran, estime qu’il reste "110 millions de masques" dans les stocks de l’Etat, alors qu’il y en avait plus d’un milliard, dix ans plus tôt. "Nous avons assez de masques aujourd’hui pour permettre aux soignants d’être armés face à la maladie et de soigner les malades, affirme alors Olivier Véran. Mais en fonction de la durée de l’épidémie, nous ne savons pas si nous en aurons suffisamment à terme."
"Comme le scandale du sang contaminé"
Le personnel médical découvre alors, effaré que la France ne dispose pas du stock nécessaire de masques pour faire face à l’épidémie.
"Pour nous, c’est un véritable scandale d’Etat, estime le porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI), Thierry Amouroux. C’est du même ordre que le scandale du sang contaminé. Des centaines de milliers de personnes vont être contaminées, d’autres vont mourir faute de cette impréparation du gouvernement et des mauvaises décisions qui ont été prises
"C’est ahurissant, on ne pensait pas que les stocks de l’Etat étaient si bas, s’indigne à son tour le président du syndicat des biologistes (SDB), François Blanchecotte, en première ligne pour réaliser les tests de dépistage du coronavirus.
Nous n’avons pas assez de masques pour travailler correctement."C’est une faute professionnelle grave, estime de son côté Jean-Paul Hamon, le président de la Fédération des médecins de France (FMF). Au début de la crise, le ministère nous a dit qu’ils étaient prêts, qu’il y avait des stocks d’Etat. Or, on a réalisé ces dernières semaines que c’était faux. Il n’est pas acceptable d’envoyer des soignants "au casse-pipe" sans aucune protection. Cette administration qui nous impose des procédures souvent contraignantes est incapable de protéger correctement les professionnels de santé qui vont prendre en charge les patients dans cette épidémie. Il faudra une commission d’enquête parlementaire pour que des têtes tombent. Certains auront des comptes à rendre. Tout ça va laisser des traces."
"Les patients nous amènent des masques"
Face à cette situation, c’est le système D qui domine (...)
"C’est une course effrénée pour trouver des masques chirurgicaux, confirme François Blanchecotte, alors que face à la crise sanitaire les laboratoires sont contraints de se concentrer sur certains plateaux techniques sur le territoire pour effectuer leurs analyses. Nous faisons appel aux mairies, aux industriels et aux entreprises qui ont des masques en stock." (...)
"Nous sommes un million de professionnels de santé, ajoute Thierry Amouroux. Nous avons besoin de deux millions de masques par jour. Depuis le 18 mars, nous avons une nouvelle livraison dans le secteur libéral. Mais les masques sont contingentés : un médecin ou une infirmière a droit à 18 masques par semaine, une sage-femme à six masques... On doit les faire durer au-delà du raisonnable. C’est incompréhensible dans la cinquième puissance mondiale d’en arriver à une telle situation."
Comment en est-on arrivé là ?
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le point crucial, c’est que l’équipement et la gestion des masques sont désormais transférés à l’employeur. "Il revient à chaque employeur de déterminer l’opportunité de constituer des stocks de masques pour protéger son personnel" estime le SGDSN.
Une partie de la gestion des masques est donc désormais assurée, non plus par l’Etat au plus haut niveau, mais par le système hospitalier. (...)
A l’époque, l’actuel directeur général de la santé, Jérôme Salomon occupait le poste de conseiller chargé de la sécurité sanitaire. Interrogé par le Journal du dimanche sur le sujet, il a expliqué : "On a eu un retour d’expérience. A chaque fois, des avis d’experts ont orienté le gouvernement sur la bonne réponse globale, il y a eu plusieurs avis." (...)
Contactée par la cellule investigation de Radio France, le SGDSN ne nous a pas répondu. (...)
2015 : "La situation est catastrophique"
En juillet 2015, un rapport sénatorial lance l’alerte : "La réservation de capacité de production ne peut constituer une solution unique pour prévenir les situations sanitaires exceptionnelles", note alors Francis Delattre, sénateur Les Républicains, pour qui l’Etat doit conserver ses stocks stratégiques.
"S’agissant des stocks stratégiques détenus et gérés par l’EPRUS, la première évolution notable, depuis la mission de contrôle effectuée en 2009, est la baisse significative de la quantité et de la valeur des stocks", estime le sénateur dans son rapport. "Il a été décidé de ne pas renouveler certains stocks arrivant à péremption, par exemple, en raison de la plus grande disponibilité de certains produits et de leur commercialisation en officine de ville ou du transfert de la responsabilité de constituer certains stocks vers d’autres acteurs (par exemple, les établissements de santé et les établissements médico-sociaux pour les masques de protection FFP2 de leurs personnels)." (..)
"J’ai clairement dit, à l’époque, que la situation était catastrophique", déclare Francis Delattre à la cellule investigation de Radio France. (...)
2016 : la dissolution d’"un outil efficace face à l’urgence sanitaire”
En janvier 2016, la loi de modernisation du système de santé intègre les missions de l’Eprus au sein d’un nouvel établissement publique baptisé Santé publique France regroupant également l’Institut de veille sanitaire (InVS) et l’Institut national de prévention pour la santé (INPS).
L’unité Etablissement pharmaceutique gère désormais le stock stratégique des médicaments et des produits de santé pour le compte de l’Etat, à charge pour le ministre de la Santé de renouveler les stocks stratégiques, comme le stipule l’article L1413-4 du code de la santé publique.
Pour l’ancien sénateur LR, Francis Delattre auteur du rapport de 2015, ce changement dans l’organisation des structures a été une erreur.
"On a dissout l’Eprus alors que c’était un outil efficace face à l’urgence sanitaire, estime Francis Delattre. L’Eprus était une administration de mission, une force de frappe disponible 24 heures sur 24 pour toute urgence sanitaire. C’était une petite unité avec un réseau capable de mobiliser en 48 heures 1 500 professionnels (...)
Une structure souple, solide qui fonctionnait en système commando. L’Eprus était d’ailleurs souvent sollicité à l’étranger, ce qui était bien utile parce que lorsqu’une pandémie démarre dans un pays, ça permet d’avoir des informations. Ils avaient une expertise logistique grâce aux militaires, médecins et logisticiens, qui étaient associés au système. Tout ça est indispensable en cas de crise." (...)
"C’est une vision comptable qui a prévalu ces dernières années, constate le président de la Fédération des médecins de France, Jean-Paul Hamon.(...)
Pour 15 millions d’euros, on est en train de fragiliser tout le système de santé."
"Si la situation est aussi grave à l’hôpital c’est parce que nous enchaînons les plans d’économie : année après année, on supprime des lits, des postes, c’est ça qui est dramatique. 3 500 postes supprimés en quatre ans, 100 000 lits qui ont été fermés ainsi que 95 services d’urgence en 20 ans. Depuis 10 ans, c’est la même irresponsabilité des gouvernants qui ont raisonné uniquement en termes budgétaires et pas en termes de sécurité sanitaire de la population, abonde le porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers, Thierry Amouroux."
"Une doctrine de papier" (...)