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le monde diplomatique
Penser est-il le propre de l’homme ?
Pablo Jensen Chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et à l’Ecole normale supérieure de Lyon
Article mis en ligne le 12 décembre 2014
dernière modification le 9 décembre 2014

Considérer le monde physique comme une machine détachée des humains est l’un des fondements de la modernité et, au temps de René Descartes, ce dualisme a sans doute joué un rôle libérateur. Mais il soulève depuis longtemps des difficultés : si la nature est une matière inerte, inconsciente, soumise à des lois immuables, comment, par exemple, des êtres capables de donner du sens et des buts à leurs actions peuvent-ils en émerger ? Deux essais proposent des hypothèses pour sortir de l’aporie.

Dans son dernier ouvrage, le Britannique Rupert Sheldrake (1), docteur en biochimie, diplômé de Cambridge, découvreur du processus de vieillissement cellulaire, critique l’absence de réflexion épistémologique chez nombre de chercheurs. Ainsi, la doctrine du vitalisme, qui pose l’existence d’un principe vital distinct à la fois de l’âme et de l’organisme, et dont dépendraient les fonctions organiques, est dénoncée par les biologistes. Mais par quoi la remplacent-ils souvent ? Par l’hypothèse du « gène égoïste » que popularisa Richard Dawkins en 1976 (2), selon laquelle la sélection naturelle s’effectuerait à l’échelle du gène, avide d’assurer sa propre reproduction : « Nous sommes des machines à survie, des robots programmés à l’aveugle pour préserver les molécules égoïstes connues sous le nom de gènes. » A moins qu’ils ne lui préfèrent le « programme » génétique, qui suppose — sans preuve — que le code ADN est le programme de l’ordinateur comportemental de l’individu.

Iconoclaste, Sheldrake l’est quand il propose de consacrer 1 % du budget de la recherche à des sujets inattendus : est-on vraiment capable de savoir si quelqu’un nous regarde dans le dos ? Les chiens parviennent-ils à anticiper les tremblements de terre ? Pourvu que les recherches soient menées avec la rigueur en usage pour les sujets classiques, on ne voit pas au nom de quoi refuser d’aborder ces questions. Mais, quand il présente l’« idéologie matérialiste » — le monde est matière, l’esprit n’en est qu’une forme — comme un dogme étouffant la science et recourt pour la dépasser à un mystérieux « champ morphique », un « modèle vibratoire d’activité qui interagit avec les champs quantiques » et par résonance permet aux systèmes de maintenir leur identité et de se reproduire, le lecteur est surpris. D’autant qu’il expliquerait selon lui l’hérédité, l’amélioration des scores aux tests de QI au XXe siècle ou la projection de notre esprit dans le futur… Rien d’étonnant si Sheldrake n’a que de vagues hypothèses sur la manière dont ce champ pourrait agir, et profite des arcanes quantiques pour cacher son manque d’arguments crédibles.

Les solutions de rechange au dualisme proposées par l’anthropologue équatorien Eduardo Kohn, à la suite de son étude des Indiens Runas, dans la forêt amazonienne, ont une tout autre profondeur (3). Selon lui, la manière humaine d’être au monde est distincte mais « en continuité avec celles des autres êtres vivants ». A l’image des tourbillons, qui émergent des courants des fleuves quand les conditions s’y prêtent, la manière spécifique dont nous, humains, nous représentons le monde symboliquement, par l’intermédiaire du langage, émergerait d’autres types de représentation communs à l’ensemble du monde vivant (...)

l’homme n’est pas plus isolé dans un monde dépourvu de sens que le tourbillon n’est détaché des autres types de courants qui peuplent le fleuve. (...)

Si nos stratégies peuvent être efficaces, c’est que notre manière de nous représenter le monde, de l’interpréter, émerge de processus semblables qui s’y déroulent…