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Patrick Chamoiseau : CONTRE LES STATUES : LES TRACES-MÉMOIRES
« Traces-mémoires du bagne », Editions CNMHS, 1993.
Article mis en ligne le 7 juillet 2020
dernière modification le 6 juillet 2020

Nos monuments demeurent comme des douleurs.

Ils témoignent de douleurs.

Ils conservent des douleurs.

Ce sont le plus souvent des édifices produits par la trajectoire coloniale : forts, églises, chapelles, moulins, cachots, bâtiments d’exploitation de l’activité esclavagiste sucrière, structures d’implantation militaire… Les statues et les plaques de marbre célèbrent découvreurs et conquistadores, gouverneurs et grands administrateurs. En Guyane, comme aux Antilles, ces édifices ne suscitent pas d’écho affectif particulier ; s’ils témoignent des colons européens, ils ne témoignent pas des autres populations (Amérindiennes, esclaves africains, immigrants hindous, syro-libanais, chinois…) qui, précipitées sur ces terres coloniales, ont dû trouver moyen, d’abord de survivre, puis de vivre ensemble, jusqu’à produire une entité culturelle et identitaire originale.

La trajectoire de ces peuples-là s’est faite silencieuse. Non répertoriée par la Chronique coloniale, elle s’est déployée dans ses arts, ses résistances, ses héroïsmes, sans stèles, sans statues, sans monuments, sans documents. Seule la parole des Anciens, qui circule dessous l’écriture – la mémoire orale – en témoigne.

Or la parole ne fait pas monument.

La parole ne fait pas l’Histoire.

La parole ne fait pas la Mémoire.

La parole transmet des histoires

La parole diffuse des mémoires.

La parole témoigne en traces, en réminiscences, en souvenirs protéiformes où l’imagination mène commerce avec le sentiment.

Et avec l’émotion (...)

Moi, créole américain, je chante les histoires contre l’Histoire.

Je chante les mémoires contre la Mémoire.

Je chante les Traces-Mémoires contre le Monument.

C’est opposer le Divers à l’Unique

L’ouvert à l’enclos.

Qu’est-ce qu’une Trace-mémoires ?

C’est un espace oublié par l’Histoire et par la Mémoire-une, car elle témoigne des histoires dominées, des mémoires écrasées, et tend à les préserver.

La Trace-mémoires, n’est envisageable ni par un monument, ni par des stèles, ni par des statues, ni par le document-culte de nos anciens historiens.

La Trace-mémoires est un frisson de vie alors que le monument ou la statue est une cristallisation morte. Elle fait présence quand le monument s’érige. (...)

Les gestes, les habitudes, les métiers, les savoirs silencieux, les savoirs corporels, les savoirs-réflexes, les symboles, les emblèmes, les paroles, les chants, la langue créole, le paysage, les arbres anciens, les sociétés mutualistes, les champs de cannes, les quartiers…, autant de Trace-mémoires qu’il nous faudra aujourd’hui apprendre à reconnaître, répertorier, et explorer, dans le but de tisser patiemment la complexité ouverte de nos patrimoines créoles.