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Ordre libéral et ordre sécuritaire, l’autre convergence des luttes
Article mis en ligne le 27 janvier 2020

[Les mouvements sociaux] se multiplient dans le monde. Leur répression prend appui sur un ordre sécuritaire né de la nécessité de l’application d’un ordre libéral de plus en plus contraignant. En cela, la dite « lutte contre le terrorisme » a pu offrir un arsenal législatif utile à ces répressions sociales.

Un enfièvrement mondial (ou presque)

Le monde s’enfièvre-t-il en luttes sociales ? De Bagdad à Beyrouth, de Paris à Santiago, d’Alger à Quito s’égrènent des manifestations et crises sociales d’abord jugées comme sporadiques et qui pourtant durent. Un paradigme semble même se dessiner. D’abord un pays chauffé à blanc par une situation économique mauvaise ou morose. Sur ce terreau, une colère se cristallise après une décision publique apparemment en peccadille budgétaire. Cette colère s’approfondit et s’élargit à d’autres doléances en suspens. S’en suit une réponse autoritaire de l’Etat, avec l’armée déployée qui vient s’ajouter au maintien policier de l’ordre. (...)

Tous ont pris l’engagement de restructurer leurs politiques économiques, donc sociales, selon une orthodoxie libérale portée par des instances internationales telles le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque mondiale ou les instances européennes pour la France. Ces institutions financières internationales prêtent aussi de l’argent à leurs pays membres en proie à des difficultés économiques. Mais cet argent n’est pas « gratuit ». Il se paye en contreparties lourdes faites de politiques d’ajustement structurel, de cahier des charges qui prévoit une mise au pas ordo-libéral du marché du travail, du marché intérieur national, d’ingérences dans les choix de politique économique. Parmi ces mesures normatives, figurent souvent la dévaluation de la monnaie du pays et la libéralisation des prix des produits de base. Ceux-là même qui, subventionnés par l’Etat, sont consommés par les plus pauvres. Conséquences de cette orthodoxie financière comme credo ? Le risque de l’anathème futur en cas d’écart de la doxa. Mais aussi un marché intérieur ouvert aux quatre vents, un Etat factotum de décisions prises hors tout choix démocratique et impulsée depuis les centres névralgiques du pouvoir économique mondial. Une coupe réglée des dépenses de l’Etat qui limite de facto et de jure la souveraineté de l’Etat.

L’Etat privilégiera aussi les coupes dans les dépenses sociales plutôt que dans les dépenses régaliennes (police et armée) qui le structurent encore comme source de violence légitime. Car il faut bien que ce bras armé subsiste, voire soit renforcé, pour contrer tout mouvement de la population en opposition à ces restructurations, qui n’ont de structurantes d’ailleurs que le nom. (...)

Extension du domaine de la guerre sociale

Le développement du capitalisme s’est accompagné en la croyance quasi magique que le « doux commerce » cher à Montesquieu ne pouvait que pacifier les rapports sociaux et les liens et la richesse entre les Nations. Cette idée « libérale » établissait un lien quasi irréfragable et automatique entre libéralisme économique et libéralisme politique. Pourtant dès 1933, quatre ans après la crise économique mondiale de 1929 et année de l’avènement au pouvoir de Hitler, l’économiste Friedrich Pollock notait que « ce qui se termine, ce n’est pas le capitalisme mais seulement sa phase libérale. Sur les plans politiques, économiques et culturels il y a aura à l’avenir pour une majorité d’hommes encore moins de liberté ». Selon la prédiction de Pollock, les deux libéralismes, économique et politique, iraient s’opposant de façon toujours plus frontale. Au lieu d’une convergence harmonieuse, les normes démocratiques (élections, séparation des pouvoirs, souveraineté) ne pourraient qu’entrer en collusion avec les normes économiques. Deux ordres en conflit. (...)

Jean-Claude Juncker, « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Le paradigme appliqué à la Grèce éclatait là dans sa brutale crudité : entre les principes démocratiques et l’ordre économique, le second prévaudrait toujours.

Dans un monde saisi par l’ordre économique libéral, la puissance publique se trouve concurrencée, voire dépossédée de ses outils de régulation économique et sociale. D’abord par le biais de règles auto-générées d’un ordre économique mondial dans lequel tout Etat s’inscrit forcément par ses échanges. Ensuite par les instances « régulatrices » de ce même ordre que sont le FMI ou la Banque mondiale. Ou pour l’Europe, par la politique économique et monétaire. Par contrecoup de cette dépossession, le champ d’action de l’État ne peut dès lors que se concentrer, par effets quasi mécaniques, sur les questions sécuritaires. C’est en effet là que son autorité peut se justifier et se légitimer. Par l’investissement autoritaire, il s’agit d’établir que la puissance publique agit et peut agir encore, occulter en monstration autoritaire l’impuissance croissante de l’Etat sur les politiques économiques.

De façon tout autant mécanique, cet ordre économique supranational induit toujours plus d’Etats autoritaires. (...)

Que ces Etats soient en adéquation avec cet ordre économique ou qu’ils soient en réaction contre ce même ordre. Dans cet ordre économique mondial et normalisé, le rôle de l’Etat sera moins de protéger leur population contre ces normes économiques déstructurantes que de veiller précisément à leur application. Y compris malgré et contre leur propre population. (...)

Le pouvoir y devient verticalisé en rapports autoritaires indépassables au fur et à mesure que la politique économique de l’Etat lui échappe au profit d’instances mondiales. (...)

Cette notion de guerre et d’ennemi est profondément interrogée par le développement de ce libéralisme atopique. Car si la tension que porte le libéralisme a pu aussi être projetée à l’extérieur des frontières à travers la guerre entendue comme conflit avec un autre pays et une autre population, entrons-nous dans une phase d’une guerre de tous contre tous désormais étendue à l’intérieur même des frontières d’un même Etat ? C’est toute la polarisation « ami-ennemi » qui selon le philosophe du droit Carl Schmitt imprime le fait politique, qui est ainsi reposée dans sa forme ultime : celle du polémos. De la guerre donc, avec un brouillage croissant de la notion d’ennemi, de frontières et du rôle de l’Etat. (...)

Cette idée de brouillage ou de renversement du polémos vers l’intérieur des frontières se retrouve en France dès 2008, dans le Livre blanc de la Défense. A côté du classique concept de « Défense nationale » se glisse alors l’étrange notion de « sécurité nationale ». Ce véritable carnet de route de l’armée prévoyait la mise à disposition de 10 000 soldats, en cas de crise interne, ainsi que la création du conseil de défense et de sécurité nationale, sous l’autorité du président de la République. Emerge ainsi un continuum entre défense nationale et sécurité intérieure, sans plus que ne subsiste une séparation étanche.
De la guerre contre le terrorisme à la guerre sociale, le cas français

Naomi Klein avait montré dans La stratégie du choc comment les désastres, qu’ils soient naturels ou provoqués, avaient permis aux apôtres du capitalisme d’appliquer leur doctrine et politiques que l’essayiste canadienne qualifie d’ultra-libérales. (...)

Le terrorisme, ou plutôt la lutte déployée contre ce phénomène volatile, a été la voie royale qui a permis la mise en place d’une architecture légale et sécuritaire, échafaudage de mesures d’exception pérennisées. Cette architecture sécuritaire a pu être aussi utilisée comme moyen de contrôle permanent de tout désordre sociale et politique dans certains pays. (...)

Plus le pays est mis sous la coupe financière du FMI et de la Banque mondiale, plus la dite « lutte contre le terrorisme » est agitée par l’Etat.

Et la France dans tout cela ? Après le choc continu qu’ont été les attentats de 2015, l’état d’urgence a été instauré. Cet état d’exception confère à l’administration des pouvoirs extraordinaires. Il a été prorogé six fois, portant à près de deux ans son application – du jamais vu depuis la guerre d’Algérie. Tel qu’il a été instauré en France, il porte tout entier l’empreinte de la « guerre contre le terrorisme ». Depuis le 11 septembre 2001, le concept flou de terrorisme est devenu le nouveau paradigme qui permet d’analyser le monde. L’ennemi y est insaisissable – puisque, par définition, le terrorisme est un concept et non une entité humaine. Plasticité de la figure de l’ennemi qui permet de revêtir ainsi des identités successives. Se crée ainsi la possibilité d’une guerre mouvante, fluide. Le terrorisme était de fait le concept parfait pour une guerre perpétuelle. (...)

très vite, dans l’utilisation effective des mesures de l’état d’urgence, s’est constatée une utilisation opportuniste : assignation de militants écologistes pendant la COP21 ou encore interdictions individuelles de manifestation prises à l’encontre de militants opposés à la Loi Travail El Khomry. Ce régime juridique d’exception a donc été utilisé sciemment contre des mouvements d’opposition à des lois jugées antisociales. Il est frappant de noter que l’état d’urgence s’est construit presque en équivalence avec et contre ces mouvements sociaux. Mais aussi en parallèle à des expériences, telles les ZAD, où furent utilisées ces mêmes armes de guerre (grenade de désencerclement, qui sont des grenades offensives) qui sont désormais le lot quotidien des manifestations contre ladite « réforme » du régime des retraites. Si l’arme utilisée définit la nature de tout conflit, ces grenades qui pleuvent désormais sur les manifestants marquent cette gestion en polémos du conflit social national.

Ce régime d’exception a été précisément le moment pivot où l’ordre libéral s’est confondu avec un ordre sécuritaire justifié ainsi par la lutte contre le terrorisme. En même temps que ces mesures sécuritaires, en concomitance législative significative, étaient adoptées des lois de libéralisation du marché de l’emploi, des mesures fiscales ultra-favorables aux entreprises sur fond de politique d’austérité budgétaire afin de répondre aux exigences ordo-libérales de l’Europe. Loi travail et loi de lutte contre le terrorisme seront d’ailleurs votées en quasi-concomitance, en télescopage législatif symbolique.

L’introduction de certaines mesures de ce régime dans le droit commun, en pérennisation, a été une des premières mesures du président Macron.
(...)

L’état d’urgence s’est avéré un processus de normalisation de mesures sécuritaires généralisées. Un état d’exception effectif qui fonctionne désormais hors de toute urgence et nécessité liées au terrorisme.

Plus largement, un esprit de l’état d’urgence, fait de logique de suspicion (le principe de précaution) et d’ordre sécuritaire, a infusé le droit pénal français et s’est hybridé en diverses mesures élargissant les pouvoirs en matière de contrôle des populations. (...)

Michel Foucault l’a montré : la question de la puissance publique, celle de l’État, ne sera plus celle du droit de vie ou de mort, ou de la violence légitime, mais celle de la gestion de la vie humaine. Autrement dit la question du pouvoir de mettre la vie de chacun sous tutelle, notamment dans l’occupation de l’espace public. (...)

La crise des Gilets jaunes (commencée, faut-il le rappeler, en raison d’une hausse du prix du diesel) tout comme les mouvements sociaux contre l’uniformisation de la retraite à points ont été l’occasion d’une réponse violente de l’Etat. Le vocabulaire utilisé contre ces mouvements porte aussi l’empreinte de ce « paradigme terroriste » puisque des mots comme « radicalisation », « radicalité », « extrémisme violent » ont pu être utilisés pour qualifier (et disqualifier) ces mouvements pourtant sociaux. Les coupures d’électricité qui ont émaillé ces mouvements sont, selon les mots de certains médias, « revendiquées par les syndicats ». Comme pour un attentat terroriste. La quasi seule réponse de l’Etat a été celle de l’ordre et de la police. Pas politique, ni sociale. Sécuritaire. Comme si l’Etat ne pouvait plus intervenir que sur ce seul plan, en monstration sidérante. L’incapacité, voire impossibilité pour l’Etat français à admettre les violences policières n’est peut-être pas seulement cécité ou mauvaise foi. Elle indique aussi que la gestion violente de l’espace public glisse vers ce mode normalisé de la relation politique. L’État sécuritaire serait-il ainsi devenu, selon le mot de Baudrillard dans L’esprit du terrorisme, le « prolongement de l’absence de politique par d’autres moyens » ?