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Le grand continent
Onfray : fin de partie
Elisabeth Roudinesco est historienne de la psychanalyse. Elle a publié en 2014 Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre. - Guillaume Mazeau est historien, spécialiste de la Révolution française.
Article mis en ligne le 3 juillet 2020
dernière modification le 2 juillet 2020

Michel Onfray s’est longtemps fait passer pour un représentant des classes populaires. Alors que sa nouvelle revue Front populaire le place sans aucun doute possible à l’extrême droite du spectre politique, deux historiens, qui s’étaient déjà exprimés à son sujet en 2010, dialoguent dans les colonnes du Grand Continent pour défaire les mythes avec lesquels s’est construite cette personnalité médiatique. On y découvre un faussaire et un manipulateur de textes, dont la voix ne porte peut-être déjà plus autant qu’avant.

Il y a 10 ans, deux historiens français, Elisabeth Roudinesco et Guillaume Mazeau, consacraient deux études critiques aussi dures que documentées au travail de Michel Onfray à partir notamment de ses publications sur la révolution française et sur Sigmund Freud1. En contraste avec l’image véhiculée par les médias d’un philosophe de gauche, travailleur acharné d’une histoire critique de la philosophie permettant une nouvelle émancipation populaire par la défense de la liberté, ils démontraient un usage superficiel et abondant d’auteurs, d’interprétations et d’imaginaires provenant directement de l’extrême droite, avec des penchants réactionnaires et parfois même antisémites. Dans cette séquence marquée par la parution de la revue Front Populaire et la recomposition politique qu’elle semble préparer, le Grand Continent a souhaité les inviter dans une longue conversation à proposer un aggiornamento de leurs lectures du cas Onfray. (...)

Elisabeth Roudinesco

J’avais bien sûr déjà croisé Michel Onfray à plusieurs reprises. Onfray était chez Grasset avec comme éditeur Jean-Paul Enthoven, ami intime de Bernard-Henri Lévy qui d’ailleurs l’avait soutenu à ses débuts. En 2010, il bénéficiait du soutien inconditionnel de Franz-Olivier Giesbert, directeur de publication du Point voyait en lui un nouveau Derrida et pensait qu’il était le plus grand philosophe français du début du XXIème siècle. Onfray était très implanté dans les médias de gauche et les journalistes croyaient avoir affaire à un magnifique libertaire d’une érudition phénoménale. Evidemment aucun d’entre eux, pas plus d’ailleurs que l’éditeur, n’était capable de regarder de près sa méthode de travail. Il y avait une fascination pour ce personnage boulimique de tout et qui était très convainquant dans l’art d’énoncer des fantasmes qu’il prenait pour des vérités. Quand son livre paraît, Le Crépuscule d’une idole, je m’attendais à une sorte de fourre-tout d’extrême gauche dans le genre : Wilhelm Reich, c’est mieux que Freud. Vieux poncif.
Quelle a été votre première impression de lecture ?

C’était caricatural ! J’étais sidérée parce que je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait deux ou trois erreurs grossières par page. À telle enseigne que je me suis demandé s’il y avait des correcteurs chez Grasset. (...)

Afin d’éviter par exemple à l’auteur d’affirmer que Freud avait engrossé sa belle-soeur en 1923 alors qu’elle avait 58 ans. Ou que ses soeurs avaient été déportées à Auschwitz et avaient rencontré Rudolf Höss. Comment pouvait-on laisser passer une telle erreur sur la déportation et l’extermination des soeurs de Freud ? (...)

C’était un livre bâclé ?

C’était un livre fou. Et cela se voyait immédiatement. Aucun travail critique sur les sources, aucune réflexion sur les biographies précédentes qu’il prétendait « déboulonner », aucune connaissance de la correspondance de Freud, Onfray s’autoproclamait grand connaisseur de Freud parce qu’il avait avalé à toute allure les vingt volumes de son oeuvre publiées aux PUF dans la traduction la plus discutable. Il se pensait le plus grand lecteur de Freud, auteur commenté dans le monde entier. En un mot, il était d’une ignorance crasse car auto-référencé. En bon autodidacte, il pensait qu’il suffisait de lire les œuvres de Freud pour devenir son meilleur biographe et transformer la « légende dorée » en « légende noire ». Or à cette époque, il y avait belle lurette que cette problématique du bien et du mal avait été dépassée. Autrement dit, Onfray était déjà démodé et décalé par rapport aux travaux de l’historiographie freudienne. Mais comme celle-ci est essentiellement anglophone, il ne la connaissait pas et du coup il répétait, comme toujours, la même scène du révolté contre l’ordre établi, contre ce qu’il appelait d’ailleurs les « milices freudiennes ». On voyait tout de suite, dès la première lecture, qu’il se trompait grossièrement. Historien c’est un métier, c’est un travail dur, laborieux. Comme tout travail, cela demande de respecter des savoir-faire. Il est impossible de lire vingt volumes de Freud en un été et de penser écrire sur Freud quelque chose de révolutionnaire ou même de pertinent. Très vite j’ai vu qu’il ne s’agissait absolument pas d’une critique reichienne de Freud mais de bien autre chose.

En quel sens ?

On n’y trouvait pas seulement les thèses antifreudiennes habituelles qui considèrent Freud comme un manipulateur, un menteur sériel, presqu’un criminel. Non, les principales sources de sa lecture provenaient directement de la littérature d’extrême droite païenne. (...)

Si Onfray reprenait Debray-Ritzen et recopiait Bénesteau, lequel était soutenu par le Club de l’Horloge et défendu, lors de son procès, par Wallerand de Saint-Just, c’est que leur positionnement politique lui convenait parfaitement. (...)

Je me suis demandée s’il était conscient ou non de copier des textes à caractère antisémite et venus de l’extrême-droite. On ne copie pas impunément Debray-Ritzen si l’on est un peu cultivé. On ne copie pas Bénesteau si l’on connait un peu l’histoire. Pour moi c’est devenu évident que s’il en était à recopier et à reprendre leurs thèses, c’est qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas dans sa pensée. Bien entendu, aujourd’hui on ne peut pas être antisémite comme ça, en direct comme dans les pamphlets de l’entre-deux-guerres. C’est inavouable et c’est interdit par la loi. En ce sens-là, chez Onfray, on retrouve les éléments d’un discours antisémite inconscient, mais alors c’est encore plus grave quand on se dit érudit. Par exemple, il récuse la lutte des classes au profit de la lutte des origines : la terre contre la ville, la bonne nature du peuple contre les bourgeois, les fils de femmes de ménages (comme il dit) contre les fils de la haute société, celle des banquiers, de la finance, assignés à une identité d’exploiteur des pauvres, etc. C’est une manière de se réclamer de la lutte des races, des ethnies avec une essentialisation des origines qui procède d’un raisonnement binaire et de chaînes de syllogismes pervertis : « Si je suis, moi, fils de femme de ménage, ça veut dire donc ancré dans la terre, ça veut dire donc que tous les bourgeois parisiens sont une élite qu’il faut combattre, etc ». C’est la manière qu’a l’extrême droite de se représenter le monde. (...)

Onfray reprend telle quelle la vulgate de l’extrême droite antisémite. Nous souhaitons rester à un niveau d’érudition pour le confronter à son inculture, pour démasquer son ignorance qui le porte à traiter les juifs persécutés de véritables bourreaux ou à traiter Freud de nazi, d’antisémite, de fasciste en répétant des mécanismes propres aux négationnistes. Le plus étonnant, c’est qu’il va ensuite passer son temps à dire qu’on le traite d’antisémite, de nazi, de fasciste, de négationniste, etc. Ce qui n’a jamais été le cas. Mais cela montre qu’il est obsédé par cette thématique. (...)

Guillaume Mazeau

Oui, je rejoins l’approche d’Élisabeth Roudinesco. L’érudition, la précision des connaissances, ne sont pas des détails dans les différends qui nous opposent à Onfray et aux autres falsificateurs. De mon côté, je suis intervenu sur une petite chose, Charlotte Corday, parce qu’elle relevait de ma spécialité, mais aussi parce qu’elle me permettait de poser une question infiniment plus large : au fond, il s’agissait de démontrer par la preuve qu’Onfray, qui se présentait comme un démythificateur, était en réalité un falsificateur qui, au lieu d’émanciper son public comme il prétendait le faire, le manipulait en réalité. Dans un livre paru chez Galilée en 20094, Onfray se travestissait en historien, pour proposer un éloge de la meurtrière de Marat, Charlotte Corday. Au cours de ma thèse, j’avais identifié Corday comme une des figures importantes de la droite conservatrice et royaliste du XIXe siècle, puis de l’extrême droite du XXème siècle. Une figure dont il faut rappeler qu’elle a assassiné un journaliste et député. Quoiqu’on pense de Marat, faire l’éloge de Charlotte Corday, censée représenter « tous ceux qui, aujourd’hui, opposent la vertu à la corruption politique » (p. 81), est d’une violence innommable. Comme Élisabeth Roudinesco, j’ai par ailleurs été surpris par la même tendance à la falsification et à la mystification. Dans son livre, Onfray inventait de toutes pièces des citations de Marat, semblait croire sérieusement que le cannibalisme était une pratique fréquente sous la Révolution… La liste des erreurs et manipulations est interminable. En tant qu’historien de la Révolution française, je possédais les outils pour comprendre immédiatement que rien de ce qu’Onfray écrivait ne provenait d’aucune source ni d’aucune archive, mais qu’il avait puisé dans toute la tradition de la contre-révolution catholique et royaliste, surtout la tradition utilisée par l’extrême droite du XXème siècle, y compris par Drieu la Rochelle. En vérité la Charlotte Corday dont Onfray faisait l’éloge n’a jamais existé que sous la plume des hommes proches de la droite fascisante ! C’est ce dur labeur du métier d’historien, l’érudition dont parlait Élisabeth Roudinesco, qui nous permettait de détecter l’origine de cette pensée, et de dénoncer son caractère profondément dangereux et réactionnaire. (...)

Dans l’histoire des universités populaires, l’expression « université populaire d’un tel ou d’un tel » n’a aucun sens : c’est même une trahison absolue. L’« Université populaire de Michel Onfray » n’a rien de l’outil d’émancipation dont même France Culture a fait la publicité pendant des années parce qu’elle rapportait à tout le monde : c’est un instrument de pouvoir personnel et une marque déposée.(...)

Lorsqu’il lit la Bible ou le Coran, il ne comprend pas à quel texte il a affaire. Plus tard, à l’époque où il s’était choisi la psychanalyse pour ennemie, nous avions organisé un débat à Caen pour entendre ses arguments sur Freud. Il n’est pas venu. Je crois que la confrontation avec l’ignorance lui va, mais qu’il ne veut pas se confronter au savoir. Il le montre encore aujourd’hui : Michel Onfray aime le public mais il a toujours fui les débats avec les vrais penseurs et on comprend pourquoi.(...)

Il a fait trop d’erreurs : factuelles d’abord, mais aussi stratégiques, médiatiques, politiques. Son projet ne prendra pas. Avec une certaine gauche – les trotskystes, les communistes – la mayonnaise n’a jamais pris. Pour la droite, je ne suis pas inquiète, plus il va se lepéniser, comme il fait avec sa revue Front populaire, plus il va persévérer dans le ridicule. La droite républicaine finira par le rejeter, comme la droite libérale. Notons que les conservateurs éclairés et universitaires n’ont jamais été dupes d’Onfray : Marcel Gauchet, par exemple, n’a jamais adhéré à ce genre de dérives.

Guillaume Mazeau

Onfray continue à permettre à la droite républicaine de dégommer le marxisme aussi… il continue à publier sur Le Point tout de même !

Elisabeth Roudinesco

Certes, mais Le Point… c’est-à-dire Franz-Olivier Giesbert relayé par ses successeurs. Par ailleurs, il est maintenant adulé à Marianne par Natacha Polony, par Valeurs actuelles par Le Figaro Magazine, Causeur, par des chaînes d’information continue, mais plus du tout comme en 2010. Je dirais qu’il est devenu un objet de curiosité pour les journalistes qui veulent faire des « portraits critiques » et non plus des hagiographies. À l’extrême-droite, on préfère Zemmour pour le moment. Ce qui est d’ailleurs amusant c’est que quand Onfray dialogue très cordialement avec Zemmour, il se prend pour un marxiste jacobin. On a atteint des sommets dans la sottise. (...)

Guillaume Mazeau

Il faut insister là dessus, d’ailleurs le livre de Noiriel le montre très bien6. Il y a un poid écrasant des médias, pas que privés. Le service public a donné une tribune à Onfray : France Culture lui a donné presque un monopole. Ils ont tenu très longtemps, même en sachant. C’est ce qu’on disait tout à l’heure. Il prospère sur l’ignorance. (...)

Onfray est un faussaire au sens où il écrit des contre-vérités, mais pas au sens de sa conviction qu’il a raison et qu’il peut convaincre le peuple : mais le peuple finalement n’est pas au rendez-vous. La dimension faussaire est indubitable mais il y a aussi une vraie mythomanie. Depuis longtemps, il croit aux contre-vérités qu’il énonce.(...)

Tous les polémistes excités et fanatiques sont menacés de dérive. Mais la question pour Onfray et de savoir à quel moment le public le lâchera. Là, avec sa revue Front Populaire, il aura droit à des portraits par de grands reporters. On le scrutera, on ne lui fera pas de cadeau car il n’est plus aimé. On sait maintenant qu’il a menti sur lui-même. Maintenant, ça va commencer à être la curée. Dans un premier temps, on enlève le tapis, ensuite il faut un temps pour que les médias qui l’ont idolâtré se sentent bafoués. Le backlash sera fort. Les journalistes iront enquêter pour voir si la légende qu’il a construite est vraie. C’est le côté redoutable des médias. Ils érigent des idoles mais quand elles déçoivent, ils les font tomber. Onfray a été plus qu’un intellectuel médiatique, il a été drogué de médias. C’est la malédiction de Drumont. Drumont, ça a mal fini. Zemmour, ça finira mal aussi – je ne sais pas comment. Et Onfray, la chute est amorcée.(...)