
Depuis 2010, le photographe italien Nicola Lo Calzo travaille sur une série intitulée Cham, qui questionne la mémoire de l’esclavage. « Je n’ai pas la prétention de donner des réponses, explique-t-il. Il s’agit plutôt de poser des questions, de m’interroger et de nous interroger sur notre propre présent, de le déconstruire à travers une perspective historique, pour mieux en saisir sa complexité. E
Pourquoi ces pratiques existent-elles aujourd’hui, à quels besoins identitaires répondent-elles ? Dans quelle mesure peuvent-elles façonner l’identité d’un peuple, d’une famille ou d’une personne ? Pourquoi sont-elles souvent considérées comme des mémoires marginales et communautaires, alors que l’esclavage a été un phénomène global dont nous sommes tous les héritiers et héritières ? » Après s’être rendu en Afrique de l’Ouest, aux Caraïbes et aux États-Unis, Nicola Lo Calzo poursuit actuellement son projet en Sicile, avec le soutien du Prix Élysée 2018-2010, pour lequel il a été nominé. Deux livres ont déjà été publiés dans le cadre de ce projet, Obia (éditions Kehrer) en 2015 et Regla (éditions André Frère et Kehrer) en 2017.
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« La genèse de ce projet s’inscrit fondamentalement dans un questionnement personnel sur l’identité et l’altérité. Qu’est-ce que l’identité, celle d’une personne, d’un peuple ou d’une communauté ? Et qu’est-ce que l’Autre ? Comment est-il fabriqué, par qui, et par quel système ? Je pense qu’il s’agit de questions que l’on se pose assez naturellement quand on découvre appartenir à une minorité –comme c’est le cas pour moi. À travers mon travail photographique, je me suis toujours intéressé aux minorités (que ce soit en fonction du genre, de la race, de l’orientation sexuelle ou de la classe), à leurs combats, à leurs négociations et à leurs stratégies pour exister face à un système dominant. »
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« Grâce aux amitiés que j’ai nouées à Paris, j’ai aussi pris conscience de deux choses : à quel point l’esclavage avait été refoulé par les uns, dénié par les autres, préservé par certains et à quel point il était sorti des rails de l’histoire officielle et de la mémoire collective de certains pays, comme la France. Dans ces termes, les mémoires de l’esclavage portées par les Afro-descendants constituent un véritable moyen d’être au monde et de résister face à un système qui prétend encore les dénier ou les minimiser. Pour cela, elles ont une valeur éminemment politique. »
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« Comme l’affirme Édouard Glissant, “chacun de nous a besoin de la mémoire de l’autre, parce qu’il n’y va pas d’une vertu de compassion ou de charité, mais d’une lucidité nouvelle dans un processus de la Relation. Et si nous voulons partager la beauté du monde, si nous voulons être solidaires de ses souffrances, nous devons apprendre à nous souvenir ensemble”. »
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« L’esclavage colonial a été un système économique et social qui a organisé la vie dans les sociétés européennes, en Amérique et en Afrique pendant quatre siècles. Il a fabriqué l’idéologie de la race et de la hiérarchie raciale. Toujours pour des raisons économiques et d’accumulation des capitaux, il a produit le privilège des Blancs et renforcé le patriarcat héterosexuel qui structure nos societés contemporaines. Nous sommes tous les héritiers et héritières de cette histoire qui influence toujours la manière de se représenter l’Autre, de le classer, voir de le juger. »
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« L’héritage de l’esclavage n’existe pas seulement au niveau des représentations, mais aussi au niveau des pratiques et des conditions sociales des minorités visibles : certaines formes d’asservissement –je pense aux agriculteurs africains exploités dans les plantations de tomates du Sud de l’Italie, aux camps de prisonniers en Libye...– et la pauvreté dans laquelle vivent aujourd’hui la plupart des Africaines, Africains et des communautés afro-descendantes en Amérique et en Europe sont le résultat d’un projet politique et économique des pays occidentaux à l’œuvre depuis le XVe siècle. Il faut fabriquer l’Autre, comme “migrant”, “clandestin”, “extracommunautaire” ou “étranger”, créer son infériorité et ainsi le déshumaniser pour en légitimer l’exploitation. Les fins sont toujours économiques. » (...)