
Isabelle Egurbide travaille dans un abattoir entre Pau et Bayonne (Pyrénées-Atlantiques). « Nous avons le sentiment d’être les poilus dans les tranchées. On nous dit de continuer à travailler, sans réfléchir, parce qu’on doit nourrir le pays… Alors, on le fait, souvent la peur au ventre. » Comme pour l’immense majorité des 430.000 salariés du secteur de l’agroalimentaire en France, son entreprise a poursuivi son activité depuis le confinement annoncé le 16 mars. Autre regard, plus global, celui de Richard Roze, coordinateur du secteur agroalimentaire chez Force ouvrière (FO) : « Non seulement l’absentéisme pour suspicion de Covid-19 amoindrit les effectifs, mais en plus, il y a des contraintes d’organisation pour la sécurité sanitaire, et en même temps, il faut produire plus… » Selon lui, c’est une certitude — même s’il est impossible de donner des chiffres précis à l’échelle de la France — : de nombreux salariés de ce secteur, en première ligne en cette période de pandémie, sont contaminés par le Covid-19.
De fait, la petite dizaine d’usines françaises de Mars fabriquent encore à plein régime des M&M’S, des crèmes glacées, de la nourriture pour animaux et des chewing-gums. D’après nos informations, certaines d’entre elles observent même une augmentation de leur activité. Chez ce géant dont le siège est aux Etats-Unis, seuls les ouvriers continuent à se rendre sur les sites, avec des règles sanitaires strictes. Le reste du personnel est en télétravail. Les chaînes de production de Nestlé, de Heineken ou les abattoirs Bigard continuent aussi à tourner sous prétexte qu’elles permettent de nourrir la population. « La question doit pourtant se poser pour chaque travailleur en ce moment. Le risque qu’on lui fait prendre est-il nécessaire ? Sa vie, celle de ses proches et des personnes qu’il côtoie est en jeu », commente Alexandre Feltz, médecin généraliste et adjoint au maire chargé de la santé à Strasbourg (Bas-Rhin). Mais pour le premier secteur industriel français et son chiffre d’affaires annuel de 176 milliards d’euros, la question de ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas ne se pose pas.
Une hausse de l’activité, des effectifs amoindris par le Covid-19, et la peur de la contamination
« En première ligne, il y a les opérateurs, les ouvriers. Sans cela, rien n’est possible », souligne Richard Roze. Dominique Douin, salarié dans une entreprise de transformation de viande du groupe Bigard à La Roche-sur-Yon (Vendée), explique : « Notre travail est déjà difficile à la base, être opérateur dans une usine comme la nôtre, c’est une grande production à réaliser pour répondre aux commandes avec des plannings stricts. Il faut tenir le choc physiquement, et le rythme est soutenu. Donc, forcément, surtout au début du confinement, nous avons eu énormément de boulot à cause du déséquilibre créé dans l’approvisionnement à la suite de la ruée dans les magasins. Et maintenant, certes les gens ne mangent pas plus que d’habitude, mais ils achètent plus de plats préparés parce qu’ils mangent toujours chez eux. » Certaines adaptations étaient nécessaires dans son usine : « Les horaires ont été organisés pour que peu de personnes soient en pause aux mêmes tranches horaires. On a dû faire pas mal d’efforts dans notre organisation. Ça reste parfois difficile de garder les distances de sécurité. » Pour Isabelle Egurbide, les 300 salariés de son entreprise « font au mieux, mais ils sont souvent obligés d’être à moins de 50 centimètres les uns des autres ». (...)
Les professions de la logistique des supermarchés sont aussi très mobilisées. Claude Leclercq est cariste dans un entrepôt Auchan à côté d’Amiens (Somme) et syndiqué à la CGT. Avec son chariot élévateur, il prépare des denrées alimentaires, des produits de première nécessité, mais également des articles non essentiels. « On a deux fois plus de boulot. Les mesures barrière ont mis du temps à bien se mettre en place, et franchement, c’est du bricolage. J’ai mon masque personnel, par exemple. Comme il y a davantage de commandes, 40 intérimaires ont été recrutés. Auchan fait tout pour continuer l’activité à fond, même pour les articles non indispensables. Et en même temps, des collègues sont en arrêt parce qu’ils sont suspectés d’avoir le Covid-19. »
« En période de crise, on voit bien les limite de ce système agroalimentaire »
Le 25 mars, le gouvernement a adopté des ordonnances, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, destinées à des secteurs comme l’agroalimentaire et la grande distribution. Elles contiennent un « assouplissement du droit du travail », avec notamment une augmentation de 44 à 60 heures de la durée légale du temps de travail ou la possibilité pour les entreprises d’imposer les dates d’une semaine de congés sans délai de prévenance. Utilisées dans certaines entreprises, ces mesures alertent des salariés et des syndicats. « On est dans Germinal » s’insurge Dominique Douin, qui juge ces ordonnances « en décalage total avec la réalité du terrain. Les conditions de travail, dans des usines qui font du deux-huit ou du trois-huit, sont déjà assez difficiles comme ça. La vie de famille n’est pas facile à organiser. Avec 60 heures, on retourne en arrière, on ne fait plus que bosser dans nos vies. Heureusement, cette mesure n’est pas appliquée chez nous ». (...)
Damien Houdebine, paysan-boulanger dans la Sarthe, s’interroge : « Est-ce que c’est vraiment essentiel de continuer à produire l’intégralité de ce que l’agro-industrie produit ? Avec tous ces intermédiaires, cette marchandise qui vient de loin et cette logistique complexe ? » Le producteur regrette que « le gouvernement, qui n’a de cesse d’évoquer un changement des mentalités, n’échange qu’avec l’industrie agroalimentaire et la grande distribution en ces temps de crise ». Mathieu Fritz, un paysan alsacien, enchérit : « Avec trois hectares, je fournis l’équivalent de plus de 200 familles en légumes. Mes commandes augmentent depuis le confinement, les gens ont confiance. La demande est là, c’est les autorités qui ne suivent pas. Elles pourraient nous valoriser, et nous aider. Sans créer d’attroupement, on distribue des paniers de légumes dans des conditions sanitaires nettement meilleures que la grande distribution. Les marchés pourraient s’adapter aussi. C’est incroyable de privilégier autant le modèle traditionnel et de nous mettre des bâtons dans les roues. » (...)
Joint par Reporterre, le chargé de communication de la Confédération paysanne dénonce cette inégalité de traitement, en expliquant qu’elle peut avoir des répercussions terribles pour certains paysans qui vendent habituellement jusqu’à 100 % de leurs produits sur les marchés. (...)
Didier Guillaume, le ministre de l’Agriculture, a finalement déclaré le 12 avril être favorable à la réouverture des marchés de plein air s’ils respectent les normes sanitaires.