« Nous sommes une nation dont les dirigeants poursuivent des politiques qui culminent au « suicide » économique, dit Chomsky. Mais il y a les lueurs vacillantes du possible. ».
Si vous aviez suivi les protestations du Premier Mai à New York sur les principaux canaux médiatiques vous auriez pu à peine vous rendre compte que toutefois elles avaient lieu. Récits généralement gommés, minimalistes, centrés sur quelques arrestations, et barre placée à des « centaines » de manifestants dans les rues, ou peut-être, si un journaliste se sentit particulièrement généreux, à de vagues « milliers ».
J’ai fait mon propre décompte sur la dimension approximative des protestations d’Occupy ce jour là. J’ai quitté Union Square dans la soirée en direction du périmètre de Wall Street. J’ai remonté la manifestation jusqu’au bout à contre-courant, le calcul de deux ou trois mille protestataires lâchement assimilés à un groupe est monté à 15.000 personnes avec une évaluation de conservateur. Ce n’était peut-être pas la manifestation du millénaire, mais d’un volume non négligeable pour Occupy, organisation sans structures solides mais fortement située, qui avait été poussée (littéralement) hors de ses camps de Zuccotti Park et d’autres endroits dans le pays, ou même cognée, en vue d’être oubliée.
Si vous aviez vérifié dans The Nation ou Mother Jones, vous auriez obtenu une idée plus précise de ce qui se passait. Pourtant, est-ce que le grand mouvement de protestation de notre moment américain (sur une planète tout de même en plein bouleversement) ne méritait pas mieux ce jour-là ? (...)
Et indépendamment de ce que vous avez lu dans le flux principal, voici ce que vous n’en auriez rien su : ce pays est de plus en plus un camp en arme et ces marcheurs, remarquablement détendus et paisibles, se dirigeaient parmi une concentration de policiers suffocante, dont on resterait interloqué.
Des flics patrouillaient en scooters sur les rives de la manifestation, qui était contenue par les habituelles barrières métalliques. Les hélicoptères de la police au ras des toits nous bourdonnaient aux oreilles. La police réussit à changer la route même des marcheurs à mi-chemin, et le taux de participation de la police — j’ai évalué jusqu’à 75 flics, par trois rangées à certains coins de rue, qui ne faisaient rien d’autre que des heures supplémentaires, — était de loin peu désavantageux.
Bien que les manifestants d’Occupy aient entonné « À qui les rues ? Nos rues ! » [2], ce ne fut jamais le cas. Les rues appartiennent à la police. Si cela est la démocratie et la liberté de dissidence comme valeurs essentielles constamment vantées au monde par les officiels américains : pincez-moi — je rêve ! Je serais même surpris que ceci soit globalement légal. En revanche, pour ce qui est de la légalité, c’est résolument non. (...)
on sent bien, derrière n’importe quel groupe de manifestants, le malaise des puissants qui confine à la peur. Rien de surprenant. La « reprise » se joue sur le fil du rasoir. Si jamais la zone euro s’affaiblit puis s’effondre, si la bulle immobilière chinoise éclate, si le Golfe persique s’embrase, vous pouvez toujours vous accrocher. (...)
Le seul problème c’est que la réalité de leurs problèmes est si profonde que lorsque le prochain « moment » viendra, Occupy aura eu l’air d’une ballade au parc (ce dont ce mouvement s’inspire à bien des égards). Pendant ce temps, les rues tombent de plus en plus dans des mains surarmées. Les Américains dénoncent le flou dans l’application obsessionnelle des lois relatives au « terrorisme » depuis le 9/11. (...)
Ainsi le monde est-il bien scindé entre une ploutonomie et un précariat — le 1% et les 99% selon l’image du mouvement Occupy. Les chiffres ne sont pas adéquats, mais l’image est bonne. Désormais, la ploutonomie est là où se font les profits des entreprises et des transactions et cela pourrait continuer ainsi.
Si c’est le cas, alors l’inversion historique qui commença dans les années 1970 pourrait devenir irréversible. C’est vers cela que nous nous dirigeons. Et le mouvement Occupy est la première, véritable et importante réaction populaire qui pourrait permettre d’éviter cela. Mais il ne faut pas se le cacher, ce sera un combat long et difficile. Il ne s’agit pas de gagner demain. Il faut créer des structures durables qui permettront, en traversant les temps difficiles, de remporter d’importantes victoires. Et il y a beaucoup de choses à faire. (...)
Nous retournons vraiment à un âge de ténèbres. Ce n’est pas une blague. Et si cela arrive dans le pays le plus riche et le plus puissant de l’histoire, alors cette catastrophe ne sera pas évitée — et dans une génération ou deux, toute autre considération sera vaine. Il faut y faire quelque chose, et vite, en s’y consacrant de façon durable.
Cela ne sera certes pas aisé d’y parvenir. Il y aura des obstacles, des difficultés, des épreuves, des échecs. C’est inévitable. Mais à moins que l’esprit de cette année dernière, ici et partout dans le pays et dans le monde ne continue de croître pour s’affirmer comme une force majeure dans le champ social et politique, les chances d’avoir un futur convenable ne sont guère élevées.