
La politique du “ni bonjour ni merde”, comme dit ma mère, c’est quasiment une norme dans certains milieux professionnels. De ce que j’ai pu observer, le peu de prise en compte des problèmes des autres, ou simplement de leur existence, s’explique par une raison simple : la compassion, c’est pour les improductifs et les travailleurs sociaux. C’est pour ceux qui ne font pas de chiffre d’affaires et qui n’ont pas à faire tourner des fichiers Excel compliqués. C’est attendu pour le personnel d’accueil et de nettoyage de la boite (un standardiste désagréable, ça passe moins bien qu’un PDG odieux), mais les cadres de bureau, il faut qu’ils aient l’air occupé et important. Ils n’ont pas le temps, il faut aller en réunion, rappeler Xavier avant ce midi, déjeuner avec M. Machin, finir un rapport et faire le feedback de la réunion d’hier. Alors tes revendications de bonjour et s’il te plait, tu les laisses à la maison, nous on a des trucs à faire.
il faut mettre en œuvre toute une mise en scène de soi justifiant qu’on ne serait pas payé pour se la couler douce : froncer les sourcils au-dessus de son écran, se déplacer en marche rapide avec des dossiers sous la main, les doigts pleins d’encre… et bien sûr, développer tout un vocabulaire de l’engloutissement (...)
On signe même “Cdt” pour “Cordialement”, qui prend un peu trop de temps à écrire – sauf quand on a un petit rab de temps, on s’autorise quand même à mettre le L de “Cdlt”.
Dans cette impatience à contribuer à la société, on peut vite en oublier de mettre les formes, qui se révèlent pourtant parfois utiles à une bonne cohésion sociale. Mais c’est surtout une démonstration de pouvoir que de se permettre de ne pas considérer l’autre. (...)
A l’inverse de mon ancienne responsable et de sa chaleur humaine à toute épreuve, il y a les aficionados de l’ultra-bienveillance…dans des organisations de travail qui ne la mettent pas en pratique. Le discours à la mode de la bienveillance innerve les organisations soucieuses d’une bonne ambiance, ou au moins d’une bonne façade. Exemple pendant la période confinement, une pratique du 100% télétravail et 100% bienveillance-washing : arriver le premier sur Skype le matin et poster un bonjour collectif avec force smileys sur la boucle commune, pour montrer qu’on n’est pas en train de faire la grasse mat’.
Cette bienveillance apparente cache souvent une détresse importante chez des salarié-e-s managés à l’inverse de ce que l’employeur affiche. Il n’y a qu’à voir le nombre de témoignages de salarié-e-s harcelé-e-s et/ou en burn out dans des organisations qui prônent hypocritement la bienveillance comme valeur clé de leur management. Les comptes Instagram dans la mouvance de balancetastartup ou balancetoncabinet témoignent, preuves à l’appui, du foutage de gueule suprême du monde du travail. (...)
Donc en ce qui concerne l’altruisme, le milieu professionnel tombe souvent à pieds joints dans deux écueils extrêmes de la relation de travail : l’hypocrisie de la bienveillance d’un côté, l’absence de forme et de considération de l’autre (parfois les deux en même temps !). (...)
Donc en ce qui concerne l’altruisme, le milieu professionnel tombe souvent à pieds joints dans deux écueils extrêmes de la relation de travail : l’hypocrisie de la bienveillance d’un côté, l’absence de forme et de considération de l’autre (parfois les deux en même temps !). (...)
Quand j’expose ce problème, on me dit souvent qu’il vaut mieux ne rien attendre d’une organisation de travail, et que la gentillesse est une forme de naïveté (voire de bêtise) qu’on ferait mieux d’oublier dans toute relation de travail.
À quel moment a-t-on à tel point déraillé, pour arriver à un stade où on pense qu’avoir de la considération pour l’autre s’apparente à de la faiblesse ? A quel moment aurait-on à ce point perdu de vue tout semblant d’humanité, juste parce que “c’est le boulot, c’est comme ça” ? (...)
Quand j’expose ce problème, on me dit souvent qu’il vaut mieux ne rien attendre d’une organisation de travail, et que la gentillesse est une forme de naïveté (voire de bêtise) qu’on ferait mieux d’oublier dans toute relation de travail.
À quel moment a-t-on à tel point déraillé, pour arriver à un stade où on pense qu’avoir de la considération pour l’autre s’apparente à de la faiblesse ? A quel moment aurait-on à ce point perdu de vue tout semblant d’humanité, juste parce que “c’est le boulot, c’est comme ça” ? (...)
Le pouvoir des syndicats et des représentants du personnel, qui opèrent en théorie comme des garde-fous aux pratiques managériales, a considérablement baissé dans les dernières décennies (et particulièrement en 2017 depuis la loi Macron). Les chefs n’ont globalement plus peur de nos réactions, et peuvent se permettre beaucoup de petits arrangements avec les normes sociales pour asseoir cette supériorité. (...)
Des dynamiques matérielles et économiques sont également à l’œuvre : le manque de temps, les mauvaises conditions de travail de nombreux milieux professionnels expliquent que la politesse passe souvent à la trappe. (...)
Au niveau politique, diviser les salariés, c’est d’abord ne pas leur permettre de se réunir trop souvent pour des moments conviviaux. (...)
A la volonté de supériorité des chefs et aux exigences économiques du capitalisme, qui entretiennent la désagrégation du collectif au profit de la productivité, s’ajoute une donnée importante : nous vivons dans une société patriarcale. L’altruisme n’est pas une valeur morale (excepté dans le champ religieux, mais on se gardera de dire ce qu’on pense des récents événements concernant l’Eglise catholique), c’est avant tout une valeur sociale genrée : les femmes sont socialisées dès le plus jeune âge à prendre soin des autres, à compatir et à aider.
Essayez de vous remémorer : qui, dans votre équipe, s’est occupé du cadeau de départ de Jean-Claude, de la cagnotte pour la retraite de Badia, de la collecte d’un petit mot de toute l’équipe pour la naissance du premier enfant de Sarah, ou de faire faire le tour des locaux et la présentation d’Enzo, le stagiaire de 3e ? Les femmes sont non seulement conditionnées dès le plus jeune âge à s’occuper des autres, mais elles constituent également la majorité des travailleuses du care, métiers essentiels au fonctionnement de la société. Ces femmes subissent également des oppressions systémiques liées à leur race, leur classe, leur âge, leur physique, leur orientation sexuelle… alors qu’elles sont les premières à participer à la réparation des collectifs, que ce soit à l’échelle d’une équipe de travail, d’une famille ou d’une société en crise. Ca ne devrait pas être aux femmes d’assurer seules le travail émotionnel qui permet aux groupes de fonctionner.
Or la valorisation de la virilité encourage les hommes à ne pas développer cette tendance pourtant assez naturelle que nous avons à nous soucier des autres (...)
Par conséquent, le premier réflexe de beaucoup de syndicalistes est de se dire que la convivialité et la bienveillance sont des entourloupes venues tout droit du bureau de la direction (et à juste titre dans ce cas précis). Mais ce faisant, ils peuvent oublier que l’empathie et l’altruisme sont le terreau de la résistance.
Si la bienveillance en tant qu’impératif de management émanant “d’en haut” ne peut pas réellement se réaliser, à l’inverse, la convivialité et l’empathie hors cadre du pouvoir des directions est devenu une résistance. (...)
La relation de travail sans lien social et sans empathie, c’est donc ce sur quoi le capitalisme compte pour fonctionner : produire, optimiser, accélérer, qu’importent les conséquences sur les gens. Or l’altruisme, ça commence souvent par donner à l’autre un temps que l’on n’a pas forcément. Prendre le temps de discuter, de prendre des nouvelles, de rendre service ou simplement d’écouter. L’altruisme, plutôt qu’une injonction chrétienne à deux balles, c’est d’abord dans notre société le début d’une lutte contre l’impératif productif, une résistance à l’optimisation des relations.
Vous n’en pouvez plus de votre boulot ? Entre deux Powerpoint, offrez un petit café à Xavier, même s’il tire la gueule ; ce sera peut-être le début d’une petite révolution.