
La gestion de la crise sanitaire par le gouvernement français est-elle à la hauteur ? Aux erreurs, lourdes de conséquences, commises jusqu’à mi-mars, s’ajoutent une inquiétante désinvolture face aux alertes de l’OMS et une communication incohérente. L’exécutif se révèle incapable de sortir de ses schémas de pensée.
« Rendre des comptes ». L’expression tourne et s’amplifie de jour en jour. Dans le brouillard de la situation actuelle, face aux contradictions et revirements de l’exécutif, ça bouillonne, ça s’enrage. Les plaintes se multiplient, déposées notamment par des soignants excédés. Fin mars, 79% des Français estiment que l’exécutif a trop tardé à prendre des mesures face à la crise [1]. À court d’arguments, nos dirigeants martèlent leurs éléments de langage, moulinant dans le vide des mots creux, appelant à l’union sacrée, fustigeant les polémiques, tentant vainement de justifier l’injustifiable.
Au-delà du froid décompte quotidien des décès, ce sont des hommes et des femmes qui meurent, coupés de leurs proches, dans des hôpitaux totalement dépassés, entourés de soignants à bout et sans doute pour longtemps traumatisés. Au-delà de la novlangue managériale qui justifie depuis plusieurs décennies la casse de l’hôpital, c’est une communauté de soignants qui se retrouve à faire des choix – qui va-t-on laisser mourir aujourd’hui. Ce sont des jeunes de vingt ans, élèves infirmiers, réquisitionnés pour être envoyés « sur le front » sans préparation, payés entre 28 et 50 euros par semaine, pour mettre des dizaines de corps dans des sacs mortuaires [2]. Ce sont des morts « évitables » qui ne pourront être évités, faute d’anticipation, en raison de choix politiques contestables. Une réalité qu’aucune communication politique ne pourra venir effacer. Résumé de ce fiasco, pour garder mémoire quand l’heure sera venue de rendre des comptes.
Pénurie de masques : non-assistance et négligence (...)
Ce n’est que le 3 mars que le Premier ministre ordonne la réquisition de l’ensemble des stocks et productions de masques sur le territoire national, alors que les quatre entreprises françaises qui en fabriquent continuent d’exporter vers la Chine ou le Royaume-Uni. Des entreprises de secteurs « non essentiels » continuent pourtant d’utiliser des masques. Durant les trois premières semaines de mars, seuls 20 millions de masques importés seront livrés. Plutôt que de reconnaître ses erreurs et d’admettre la pénurie, le gouvernement s’enlise dans une communication obscène sur l’inutilité supposée des masques.
Du côté des masques chirurgicaux, la situation est critique. À l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (APHP), il ne reste plus que 294 000 masques en stock le 31 mars : « Le ratio des entrées et sorties sur les derniers jours montre la gravité de la situation : en trois jours, l’APHP a distribué 829 750 masques… et n’en a reçu dans le même temps que 7500 », décrit Mediapart.
Les conséquences sont lourdes, en premier lieu dans les hôpitaux qui tentent de gérer la pénurie – depuis le début de l’épidémie, 1200 salariés de l’APHP ont été contaminés par le Covid-19. Également pour les médecins en ville qui sont contaminés et risquent de contaminer leurs patients. Dans les maisons de retraite, qui accueillent 750 000 résidents et où les équipements manquent, les principales fédérations du secteur craignent 100 000 décès [5]. Conséquences aussi pour l’Aide sociale à l’enfance et ses 300 000 enfants suivis, totalement oubliée (lire ici). Ou pour les travailleurs du nucléaire, alors que dans les centrales les salariés, sans masques et sans gel hydroalcoolique, ne peuvent pas respecter les distances de sécurité (lire notre article). Pour tous les salariés des secteurs « essentiels » ou non, contraints de travailler, et de prendre des risques sanitaires, le manque de masques, voir de gel hydroalcoolique, revient à les mettre en danger. L’exemple le plus flagrant en est le géant Amazon (voir ce témoignage en vidéo), mis en demeure par le ministère du Travail. Faute de masques, on laisse aussi se multiplier les « clusters familiaux », avec des malades restés à domicile, sans protection, qui vont contaminer leurs proches.
Tests de dépistage : contradictions et manque de transparence (...)
Le gouvernement multiplie les revirements et les contradictions. « La France n’est pas visée » par la consigne de l’OMS, assure le directeur général de la santé Jérôme Salomon, le 17 mars. Le lendemain, le président du Conseil scientifique constitué par l’Élysée, Jean-François Delfraissy, affirme qu’atteindre un nombre massif de tests est « un enjeu majeur »... Après plusieurs semaines de tergiversation, la production de tests devient une priorité. Mais la pénurie de gants, de lunettes de protection, de masques, empêche les laboratoires de ville de pratiquer les prélèvements. Une partie des machines utilisées ne fonctionnent qu’avec le réactif de la même marque, ralentissant encore le processus (lire notre enquête). Dès le 12 janvier, les autorités chinoises avaient pourtant partagé avec le reste du monde la séquence génétique complète du virus, permettant la fabrication de tests de dépistage.
On nous aurait reproché de dilapider l’argent public, si ces dépenses avaient finalement été inutiles, pointe l’exécutif, cherchant la parade. Un argument peut-être entendable si, depuis le début de son mandat, ce gouvernement n’avait pas multiplié les cadeaux aux plus riches.
Casse de l’hôpital public, délocalisations : la faillite des schémas de pensée néolibéraux (...)
Les hôpitaux publics sont passés de près de 400 000 lits en 1981 à moins de 260 000 en 2011. Après une année de grèves et de mobilisations pour alerter sur le manque criant de moyens de l’hôpital public, les quelques mesures promises par l’exécutif paraissent bien dérisoires. Le comble du cynisme ? Le 8 janvier 2020, Brigitte Macron lance une opération « pièces jaunes » pour aider les hôpitaux. (...)
On pourrait aussi parler du manque de moyens du secteur de la recherche, du fait du désengagement de l’État (lire ici). Et de ces autres secteurs-clés comme la production de médicaments, totalement délocalisés, sapant notre capacité de réaction. (...)
On découvre aujourd’hui que nous manquons de tout, et surtout de l’essentiel : ce qui inquiète actuellement les soignants, c’est la menace d’une pénurie de certains sédatifs et anti-douleurs utilisés notamment en réanimation ou pour l’intubation des patients en insuffisance respiratoire.
« Les services hospitaliers sont aujourd’hui contraints d’utiliser "avec parcimonie" et "frugalité" certains médicaments tels que la morphine ou de rationner l’usage des curares. Cette situation dramatique est une atteinte à la sécurité sanitaire des personnes et à leur vie », dénoncent des collectifs de soignants. Certains antibiotiques sont aussi en tension, ainsi que des médicaments pour des malades chroniques. La France est totalement dépendante de ses importations. Pourquoi ces délocalisations ? Pour que quelques multinationales maximisent leurs profits, sans que les pouvoirs publics n’y trouvent rien à redire, malgré les risques évidents concernant l’approvisionnement de ces produits de première nécessité en situation de crise.
Désinvolture de nos dirigeants face aux alertes de l’OMS et des scientifiques (...)
« On ne peut pas dire qu’il y a eu un défaut d’anticipation de cette crise, bien au contraire », annone la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye, sur CNews le 23 mars. Deux jours plus tard, le Collectif Inter-Urgences dépose une plainte contre X, pour « abstention volontaire de prendre les mesures visant à combattre un sinistre », « homicide involontaire », « mise en danger délibérée de la vie d’autrui », dans l’objectif d’accélérer la prise de décision du gouvernement pour une livraison urgente de matériel médical.
Durant toute cette période, pas une décision politique n’a été « contraire aux choix des scientifiques », se défausse le gouvernement. « Les anthropologues, sociologues et historiens vont avoir la tâche très intéressante d’analyser, dans les années qui viennent, le fiasco qu’a été la gestion de la crise actuelle en particulier en France, en matière d’information scientifique, analyse l’historien des sciences biologiques Laurent-Henri Vignaud (lire notre entretien). Le système de défense des responsables politiques consiste aujourd’hui à déclarer : "Les scientifiques nous disent que… ". Mais les médecins n’ont pas à s’exprimer sur la fermeture ou non des frontières avec les conséquences économiques que cela implique ! (…) Les politiques ont raison de demander leur avis aux médecins, mais cela ne suffit pas. Une décision politique ne se résume pas à une estimation d’experts. »
Renvoyer à la responsabilité individuelle pour mieux dissimuler la débâcle politique
La chute est rude. « Sans prévenir, les corps souriants qui dansaient frénétiquement de réforme en ordonnances, ont été contraints de dessaouler plus tôt que prévu », commente le blog Les infiltrés tenu par des hauts-fonctionnaires opposés aux dogmes néo-libéraux. Emmanuel Macron, droit dans son nouveau costume de chef de guerre, tente se sauver ce qui peut l’être. Le discrédit de l’exécutif se ressent jusque dans sa communication : ton professoral voire paternaliste, argumentations alambiquées et injonctions contradictoires ajoutent à la confusion. On peut aller voter mais pas se réunir, on doit se protéger mais sans avoir le matériel sanitaire adéquat, on est prié de rester chez soi mais de continuer à aller travailler y compris pour des secteurs non essentiels. Des salariés doivent se rendre sur leur lieu de travail, alors que leurs employeurs ne respectent pas les consignes sanitaires – pour cause, entre autres, de pénurie d’équipements de protection. Les entreprises sont appelées à prendre des mesures de prévention, impossibles dans certains secteurs, et la ministre du Travail Muriel Pénicaud, déconnectée de la réalité, fustige le « défaitisme » des entreprises du BTP.
L’État qui s’affirme dans toute sa force, c’est l’État sécuritaire et néolibéral, autant que l’État-providence. Emmanuel Macron choisit le discours martial mais aussi la culpabilisation. Un ton moralisateur, infantilisant, pointant les responsabilité des autres pour mieux faite oublier la sienne. (...)
« Une des stratégies les plus efficaces mises en œuvre dans toute situation d’urgence par les pouvoirs forts consiste à culpabiliser les individus pour obtenir d’eux qu’ils intériorisent la narration dominante sur les événements en cours, afin d’éviter toute forme de rébellion envers l’ordre constitué », rappelle Marco Bersani, responsable d’Attac Italie. (...)
Inégalités et rapport de classes exacerbés (...)
Cette crise est aussi un révélateur de notre rapport au monde. Une prise de conscience pour beaucoup de la finitude de nos modes de vie, des limites de nos sociétés. Nous sommes dans l’expectative, impuissants. Dans l’attente fébrile d’un remède, d’un vaccin. Espérant que cette crise trouve sa résolution, tout comme nous voudrions une solution « clé-en-main » pour les crises à venir – en première ligne climatiques et écologiques. Ce rappel de notre rapport délétère à l’environnement nous secoue. (...)
Notre système économique mondial est un colosse aux pieds d’argile qu’un virus microscopique affole, notre science peut beaucoup mais ne peut pas tout.
La réponse du gouvernement : des mesures d’exception attentatoires aux libertés et au droit du travail (...)
Pendant que les entreprises du CAC40 se demandent si elles vont verser des dividendes records, les pouvoirs publics émettent des « recommandations » pour que celles-ci restent décentes. Les aides financières annoncées sont dirigées principalement vers les banques et n’apportent que peu de garanties d’être utilisées au service de l’économie réelle. L’objectif principal semble être de rassurer la bourse plutôt que d’empêcher les faillites d’entreprises. (...)
« La fin du "capitalisme néo-libéral" » ?
À rebours des discours habituels, on suspend d’un mot les règles budgétaires européennes, d’un geste on fait sauter « des verrous intangibles » et on débloque des financements publics colossaux, on encadre les prix, on réquisitionne. On découvre soudain que « l’État peut ». Pour la santé, pour la vie de quelques centaines de milliers ou millions d’humains, on donne un coup d’arrêt à l’économie. « Le Covid-19 crée ainsi un précédent : si on a pu arrêter l’économie pour sauver 200 000 personnes en France, pourquoi ne ferait-on pas demain le nécessaire pour prévenir les cancers et les 40 000 morts prématurés par an dues à la pollution ? », questionne l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz (lire notre entretien).
Désormais certains discours ne seront-ils plus entendables ? Qui pourra demain défendre la mondialisation effrénée, les délocalisations ? Même l’économiste en chef de la banque d’affaires Natixis (BPCE), Patrick Artus, affirme que cette crise sonne « la fin du "capitalisme néo-libéral" qui avait choisi la globalisation, la réduction du rôle de l’État et de la pression fiscale, les privatisations ».
Mais cette onde de choc va nous mettre K-O. Ces chocs sont aussi des périodes d’instrumentalisation, des opportunités de faire passer des mesures anti-sociales, anti-écologiques, car « les caisses sont vides », « la situation est grave », et « on n’a pas le choix ». Des occasions pour faire graver dans le marbres des « mesures provisoires », décidées dans le feu de l’action. (...)
Notre capacité de résilience se mesurera aussi à la possibilité de changer de cap. Rapidement et durablement.