Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mediapart
Napoléon et les Juifs : encager, encadrer, intégrer
Article mis en ligne le 24 mars 2021
dernière modification le 23 mars 2021

Gérald Darmanin prône une politique envers les citoyens musulmans et assume de la calquer sur l’approche régressive de Napoléon à l’égard de ses sujets juifs, que l’Empereur entendait mater sous couvert d’intégration, comme l’a démontré Pierre Birnbaum.

Dans un opuscule de 96 pages, Le Séparatisme islamiste (Éditions de l’Observatoire), le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, revient sur une idée force qu’il poursuit depuis un lustre : « Que l’État impose aux musulmans ce que Napoléon a imposé aux Juifs. » (...)

La Ve République, tout comme le Consulat puis l’Empire, en dépit des fulgurances parfois agitées au sommet, reste marquée par l’esprit de caserne, qui n’aime toujours à voir « qu’une seule tête ». Au diable la diversité, la complexité, l’altérité ! Seule règne une conception réductrice de la citoyenneté : intégrer, c’est obliger à se renier. Être intégré, c’est se soumettre ; c’est être maté ; c’est accepter le principe d’une fusion-acquisition d’ordre politique.

« Et tout ça, ça fait d’excellents Français », au nom de grands idéaux nationaux, en un pays qui jamais ne saurait se satisfaire de la moindre mosaïque de communautés juxtaposées : les protestants sous la monarchie absolue, les Juifs sous l’Empire et, dorénavant, les musulmans sous la République Ve du nom.

Or si les dragonnades louis-quatorziennes et la révocation de l’édit de Nantes (1685) sont unanimement condamnées par le tribunal de l’Histoire, il n’en va pas de même de la brutalité discriminatoire de Napoléon à l’égard des Juifs.

Là où Jaurès distinguait une « contre-révolution césarienne », le roman national veut voir, dans l’épisode napoléonien, la continuation de la Révolution par d’autres moyens. En particulier en ce qui concerne l’organisation du judaïsme français, en 1806-1808, qui serait la poursuite de l’émancipation de septembre 1791 visant à faire rentrer les Juifs dans « cette famille universelle qui doit établir la fraternité entre tous les peuples » (l’abbé Grégoire). Et ce, alors en dépit de l’avertissement d’un futur montagnard, le député d’Alsace Jean-François Reubell, qui s’était époumoné : « Les Juifs se sont réunis pour exister en corps de nation séparé des Français ; ils ont un rôle distinct, ils n’ont jamais joui de la possession d’état de citoyen actif. » (Discussion relative à la possession d’état réclamée par des juifs établis à Bordeaux, lors de la séance du 28 janvier 1790 : à lire ici). (...)

Une quinzaine d’années plus tard, c’est au prétexte de grondements judéophobes montés d’Alsace – où vivent la moitié des 40 000 Juifs de France – que Napoléon allait façonner des institutions consistoriales relevant davantage de la défiance d’un despote que du libéralisme d’un réformateur éclairé. Telle est la démonstration du maître livre de l’historien et sociologue Pierre Birnbaum : L’Aigle et la Synagogue. Napoléon, les Juifs et l’État (Fayard, 2007). (...)

Napoléon prétend faire d’eux des Français. Ils sont pourtant censés l’être depuis 1791. S’ils ne le sont pas encore, le seront-ils un jour ? Et à quelles conditions ? Pierre Birnbaum, dans des pages qui ne sont pas sans faire écho à la perception actuelle des musulmans, détaille comment les Juifs sont alors considérés telle une cinquième colonne de l’Orient inquiétant, prompte à saper, débiliter, avilir le mode de vie occidental, européen, français : « Les femmes juives copient les usages des Maures », remarquait en 1787 l’abbé Grégoire (Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs). (...)

Nonobstant la légende dorée de l’émancipation napoléonienne, le Petit Caporal s’avère plus proche d’un Bonald que de la générosité ambiguë d’une Révolution « régénératrice ». L’Aigle déclare ainsi, lors d’une séance du Conseil d’État qu’il préside, en avril 1806 : « La législation est un bouclier que le gouvernement doit porter partout où la propriété publique est attaquée. Le gouvernement français ne peut voir avec indifférence une nation avilie, dégradée, capable de toutes les bassesses, posséder exclusivement les deux beaux départements de l’ancienne Alsace ; il faut considérer les Juifs comme nation et non comme secte. C’est une nation dans la nation ; je voudrais leur ôter, au moins pendant un temps déterminé, le droit de prendre des hypothèques, car il est trop humiliant pour la nation française de se trouver à la merci de la nation la plus vile. Des villages entiers ont été expropriés par les Juifs ; ils ont remplacé la féodalité ; ce sont de véritables nuées de corbeaux. »

Et Napoléon d’ajouter : « Les Juifs ne sont pas dans la même catégorie que les protestants et les catholiques. Il faut les juger d’après le droit politique et non d’après le droit civil, puisqu’ils ne sont pas citoyens. Il serait dangereux de laisser tomber les clefs de la France, Strasbourg et l’Alsace, entre les mains d’une population d’espions qui ne sont point attachés au pays […]. On pourrait leur interdire le commerce, en se fondant sur ce qu’ils le souillent par l’usure, et annuler leurs transactions passées comme entachées de fraude. » (...)