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Entre les lignes, entre les mots
N’attendons pas la fin du monde
Christian Laval et Francis Vergne (coord.) : N’attendons pas la fin du monde Alternatives et mouvement social Institut de recherches de la FSU, Editions Syllepse, Paris 2019, 256 pages, 9 euros
Article mis en ligne le 7 janvier 2020
dernière modification le 6 janvier 2020

Comment le monde du travail peut-il envisager l’avenir ? Mieux, comment peut-il inventer un autre avenir que celui que lui promet le néolibéralisme ? Voilà la question que nous voulons poser dans cet ouvrage. Un grand projet historique a traversé et nourri deux siècles de mouvement ouvrier et syndical : celui de l’émancipation du salariat et du travail. Est-il toujours d’actualité et quelle signification lui donner en ce début du 21e siècle ?

En ces temps de triomphe bruyant et d’imposition brutale de l’ordre néolibéral, une telle ambition peut sembler démesurée. L’objection principale est connue et répétée à l’envi depuis des décennies : « There is no alternative ». Pourtant, les pratiques répressives mises en œuvre depuis Margaret Thatcher et ses nombreux successeurs contredisent ce discours. Car s’il n’y avait pas d’alternative pourquoi tant s’acharner à détruire toute tentative de résistance, comme on l’a vu avec la brutale répression du mouvement des Gilets jaunes, et toute invention d’autres manières de vivre et de travailler ? Pourquoi recourir comme cela s’est fait à Notre-Dame-des-Landes à la violence policière pour éradiquer des façons de produire, de consommer et d’échanger fondées sur le droit d’usage plutôt que sur la logique propriétaire ou étatique ? Pourquoi balayer d’un revers de main et refuser de discuter des contre-plans syndicaux présentés par les cheminot·es, par les personnels hospitaliers et les enseignant·es pour qui les transports publics, l’hôpital ou l’école et l’université ne sauraient être des « entreprises comme les autres » ? Pourquoi tant d’obstacles juridiques et financiers à la reprise d’entreprises sous forme de Scop par les salarié·es ? (...)

il existe bel et bien des alternatives qui méritent d’être connues et défendues.

Reconnaissons cependant que les difficultés à inventer un autre avenir ne sont pas exclusivement dues à la puissance de nos adversaires. Pèse sur le monde du travail le sinistre bilan des réalisations dites « socialistes » du siècle passé et des courants qui les ont encouragées et justifiées. Mais joue aussi le poids des défaites cumulées depuis des décennies. (...)

L’aspiration à une convergence des luttes est souvent évoquée. Mais pour légitime qu’elle soit, elle ne peut à elle seule constituer le sésame permettant d’inverser la situation. Converger vers quoi et pour aller où ? Comment articuler résistances et alternatives ? Telle est sans doute la question décisive qui se pose aux mouvements sociaux.

Il est donc urgent et nécessaire de mettre en perspective des expériences et des propositions propres à nourrir une « politique de l’espérance » et de mettre en mouvement l’imagination sociale et écologique à partir des luttes du présent. « Ouvrir des possibles » comme autant de brèches dans l’ordre des choses, c’est-à-dire dans la structure de la domination quotidienne, nécessite de convoquer l’« impossible » dans le présent. (...)

Les propositions et les débats ne manquent pas dans le mouvement social, même si un projet global de transformation du monde du travail a encore du mal à émerger. Quelles sont les forces sociales, les formes de mobilisation, les pratiques alternatives et les propositions même les plus utopiques qui peuvent aujourd’hui soutenir un nouveau projet émancipateur ? (...)

Le rôle du syndicalisme intégral dans l’invention de l’avenir

Le syndicalisme et plus généralement les forces se réclamant de l’émancipation du travail ont trop souvent refusé de « penser utopiquement » pour mieux s’attacher à la conquête quotidienne et à la préservation des « acquis sociaux ». André Gorz et Bruno Trentin ont montré que le grand échec historique de la gauche sociale et politique au 20e siècle tenait précisément à l’acceptation de la subordination salariale, et avec elle, à l’acceptation de l’absence de démocratie et de citoyenneté dans le domaine du travail. Et ceci en opposition avec ce qu’avait été l’impulsion première du socialisme (...)

N’est-ce pas justement le mode taylorien et fordiste de production, avec la destruction des métiers et l’érosion de l’éthique du travail qu’ils entraînaient, qui a empêché d’imaginer, comme l’avait fait le mouvement ouvrier ancien, une autre société fondée sur la libre association des producteurs ? Pourtant l’imagination a pu resurgir soudainement dans des phases exceptionnelles comme Mai 68, d’abord aux marges du mouvement ouvrier, puis dans un éclat soudain, en son cœur même. Peut-être est-elle en train de renaître de façon encore insidieuse dans la culture intellectuelle et politique contemporaine ? (...)

Cette représentation de l’avenir, si elle est nécessaire, est-elle pour autant suffisante ? Ne faut-il pas qu’elle s’incarne dès à présent, au moins partiellement, dans des pratiques et des institutions pour qu’on comprenne qu’« un autre monde est possible » ?

Mais il est une autre limite, celle qui borne le syndicalisme à la seule sphère étroite de la vie professionnelle. Or, il n’est plus possible aujourd’hui de cloisonner les domaines de l’existence et les champs de l’activité collective. (...)

Face au néolibéralisme total, l’action syndicale doit s’inscrire dans le cadre d’une logique alternative globale, nouer des alliances indispensables pour la promouvoir et pour commencer à la mettre en œuvre partout où cela est possible. La participation syndicale au mouvement altermondialiste a constitué une avancée remarquable dans cette voie. (...)

Il faut poursuivre cet élargissement en redéfinissant les objectifs égalitaires, démocratiques et écologistes du syndicalisme intégral et en reposant clairement ses fondements éthiques et anthropologiques. Le présent ouvrage, en ce sens, se veut une nouvelle contribution au renouvellement du syndicalisme.

Ce dernier ne pourra faire l’économie d’un réexamen de son rapport aux enjeux politiques globaux. Il faut sans doute abandonner cette pudeur totalement improductive qui voudrait que le syndicalisme ne se mêle pas de « politique ». Si par ce terme, on entend les batailles parlementaires et les luttes électorales, on voit bien que le syndicalisme agit sur un autre terrain. Mais son terrain d’action, s’il n’est pas politicien, est politique, au sens où il en va des manières de vivre en collectivité, des façons de travailler et d’agir, des mesures à prendre d’urgence pour éviter que le capitalisme prédateur et les nationalismes brutaux n’abîment un peu plus la planète et ne mettent de plus en plus l’humanité en danger. (...)

On peut craindre que, à force d’usure et de découragement, le « collectif » soit lui-même en crise grave, dans une société de concurrence généralisée. En somme, il est plus que temps d’affirmer hautement une politique du syndicalisme, dont la ligne directrice serait la volonté de réhabiliter le collectif au sein de toutes les relations sociales, dans le travail et en dehors du travail, et de développer l’agir commun, sous tous ses aspects. C’est sans doute la signification la plus profonde de cet ouvrage.

Institutions alternatives et mouvement social

Nous pâtissons encore de la sorte de division du travail qui s’est instaurée dans le mouvement social entre le « pôle revendicatif » d’un côté et le « pôle alternatif » de l’autre. Si le « pôle revendicatif » est principalement représenté par les organisations syndicales, le « pôle alternatif » est historiquement représenté par le secteur coopérativiste et mutualiste. On peut aujourd’hui élargir le domaine en désignant par « pôle alternatif » l’ensemble des théories, des institutions et des pratiques économiques et sociales qui visent à mettre en œuvre concrètement des alternatives aux modèles de l’entreprise capitaliste privée et de l’administration bureaucratique d’État.

Nous payons chèrement le prix de cette division, dans la mesure même où la lutte quotidienne est séparée des analyses et des pratiques qui entendent définir et concrétiser dès maintenant l’horizon d’espérance dont a besoin le « pôle revendicatif ». La seule façon de réduire ce hiatus est d’interroger les théories et les pratiques alternatives ou altératrices, de questionner ce que les Anglo-Saxons appellent les expériences « érosives » et « préfiguratives », celles qui, pour être limitées et partielles, commencent néanmoins à affaiblir, ne serait-ce qu’à la marge, le capitalisme et à donner une image de la société de l’avenir. (...)

il nous semble essentiel de lier revendication, résistance et alternative. (...)

Pourquoi ce panorama synthétique et critique ?

L’ambition de notre ouvrage est de présenter un panorama de ces théories de l’avenir, de ces institutions alternatives et de ces pratiques altératrices du point de vue de l’émancipation du travail et, partant, de rendre compte des débats qu’elles suscitent ou devraient susciter dans le mouvement social. Il s’agit, dans ce cadre, de rassembler de façon synthétique des propositions qui sont trop rarement mises en relation les unes avec les autres. (...)

Ce que nous désignons par alternatives renvoie à des propositions et à des expériences qui gardent une ambition de transformation sociale globale. Notre propos ne prétend pas rendre compte de l’ensemble des utopies contemporaines. Il se limitera pour l’essentiel aux alternatives qui touchent le champ déjà fort vaste des mondes du travail dans toute leur diversité et qui appellent de la part du syndicalisme et de toutes les associations professionnelles une réflexion collective urgente. (...)