
En leur procurant une somme modique afin qu’ils puissent développer une activité rémunératrice, le microcrédit devait émanciper les plus pauvres. Mais, en Inde, une autre logique s’est imposée : des sociétés prêteuses bâtissent des fortunes en vampirisant les plus vulnérables
Laksmi et sa femme Rama n’en pouvaient plus de confectionner, jour après jour, un bon millier de beedies (cigarettes aromatiques), soit douze heures de travail, pour espérer gagner 70 roupies (1,10 euro). Ce couple avec deux enfants a donc emprunté 5 000 roupies (78 euros) à un organisme de microcrédit afin d’ouvrir une minuscule échoppe de bétel dans le faubourg de Warangal (Etat d’Andhra Pradesh), dans le sud du pays. (...)
Les créanciers ont fini par littéralement camper devant la masure de Laksmi et Rama. Puis ils ont — en toute illégalité — saisi l’échoppe de bétel, la gazinière, les bijoux en or, et enfin la machine à coudre avec laquelle une des deux filles du couple, Eega, 20 ans, taillait des vêtements pour les revendre. « Tu es jolie, prostitue-toi ! », lui ont jeté les créanciers quand elle leur a demandé comment sa famille allait pouvoir manger. Humiliée, elle s’est immolée par le feu le 28 septembre 2010.
« Les pauvres ont accès à un crédit facile, à leur porte, résume M. Reddy Subrahmanyam, à la tête du ministère du développement rural de l’Etat. Mais à quel prix ! Avec les charges, les taux d’intérêt frôlent les 60 %. » (...)
le microcrédit indien s’apparente désormais aux prêts à la consommation : « Les plus pauvres souscrivent des crédits pour payer des frais médicaux, une dot, un mariage, voire une télévision ou un pèlerinage, fulmine M. Subrahmanyam. Le microcrédit devait émanciper [empower] les plus démunis, leur rendre leur dignité. Désormais, il les enfonce dans la misère. » Et, au lieu de créer des solidarités, la coresponsabilité des emprunteurs fait imploser les communautés villageoises. (...)
Ce dévoiement s’explique par l’évolution de la majorité des soixante-six organismes de microcrédit indiens, désormais guidés par une seule logique, celle du profit. (...)
Dans un faubourg d’Hyderabad, nous rencontrons Mme Kaushalya et ses voisines. Cette énergique grand-mère a emprunté pour soigner son mari hémiplégique. Incapable de rembourser, elle aurait dû être harcelée par les autres débitrices du quartier, sommées de payer à sa place. Mais ces dames ont décidé de faire front commun et de ne plus rien payer : « Depuis novembre 2010, nous n’avons rien versé, disent-elles, à la fois fières et graves dans leurs saris. Les gens de la société de crédit nous menacent, nous disent qu’on ira en prison, mais rien ne se passe, et on ne fait même plus attention à eux ! » De tels exemples de solidarité villageoise se multiplient à travers l’Etat. Et les taux de remboursement s’effondrent, passant de 97 % à 20 %, voire 10 %... Enfin, « des enquêtes sont en cours sur une cinquantaine de suicides. Les responsables de harcèlement devront répondre de leurs actes devant les tribunaux », promet M. Subrahmanyam.Microcrédit, le commerce de la misère (...)
La microfinance indienne pourrait faire sienne la boutade de l’humoriste Alphonse Allais (1854-1905) : « Il faut prendre l’argent où il se trouve : chez les pauvres. Ils n’en ont pas beaucoup, mais ils sont si nombreux (4)… »