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Mediapart
Ménard : la réécriture de l’Histoire, puissante arme de l’extrême droite
La Croisade de Robert Ménard, une bataille culturelle d’extrêmedroite (Libertalia, 2021). préface de Nicolas Offenstadt.
Article mis en ligne le 29 septembre 2021

Le très cathodique maire de Béziers, Robert Ménard, mène depuis sa ville une habile bataille culturelle. Dans « La Croisade de Robert Ménard », l’historien Richard Vassakos met au jour son efficace réécriture de l’Histoire au service de son idéologie d’extrême droite.

Réélu triomphalement à la mairie de Béziers en 2020, Robert Ménard mène depuis 2014 une intense bataille culturelle qui passe, pour beaucoup, par une réécriture de l’Histoire, puisant dans les angoisses identitaires de notre époque. Dans La Croisade de Robert Ménard (Libertalia, 2021), l’historien Richard Vassakos décortique la manière dont l’édile, élu avec les voix du Rassemblement national (RN) manipule de façon complexe et adroite le récit national pour accréditer l’idée d’un choc civilisationnel en cours, provoqué par une immigration « colonisatrice ».

Une mémoire qui pose un « eux » et « nous » ne pouvant conduire qu’à la guerre civile. Souvent allusif, fait de sous-entendus et d’audacieuses récupérations politiques, son discours, très proche de celui de son ami Éric Zemmour, infuse d’autant plus dangereusement qu’il est rarement déconstruit. Entretien. (...)

Richard Vassakos : Robert Ménard dispose d’abord de très nombreux relais de communication, du fait de sa position originale dans l’espace public. Il est le seul maire d’une ville de 75 000 habitants à passer à la télévision, à la radio, pratiquement chaque semaine. Entre janvier et juin 2021, il a eu 70 passages en télé ou radio.

Il bénéficie aussi de tout l’écosystème de la « fachosphère », qui relaie amplement ses discours. Il intervient régulièrement sur Boulevard Voltaire – qui a été créé avec sa femme, la députée Emmanuelle Ménard – mais il a aussi un compte Twitter, un compte Facebook qui sont très suivis. En dehors de ces éléments propres à sa personnalité médiatique, il y a tous ceux attachés à sa fonction de maire.

Ménard a doublé le budget de la communication de la ville, qui s’élève à environ 800 000 euros par an. Le Journal de Béziers est devenu bimensuel, une fréquence peu commune pour des localités de cette envergure. Robert Ménard est directeur de la publication et rien ne se fait sans son aval. Il l’a transformé, sur la forme, en news magazine avec des articles qui se veulent plus ou moins humoristiques mais qui sont souvent très orientés. (...)

En dehors de cette communication, quels sont dans l’espace public les outils dont Robert Ménard dispose pour imposer ses idées et surtout son récit historique ?

Un des premiers outils est celui de la toponymie, la dénomination publique, qu’il a utilisée dès 2014 en supprimant la rue du 19-Mars [date des accords d’Évian mettant fin à la guerre d’Algérie– ndlr] , rebaptisée rue Denoix-de-Saint-Marc. Un choix tout à fait habile car Hélie Denoix de Saint-Marc est un ancien putschiste [il a pris part au putsch des généraux de 1961 pour renverser la République et conserver l’Algérie française, ndlr] mais aussi un ancien résistant déporté à Buchenwald, quelqu’un qui s’est mué en écrivain, a reçu la Légion d’honneur en 2007 par Nicolas Sarkozy. Il y a donc une ambivalence du personnage, sur laquelle Ménard a joué même si, lors de l’inauguration, la photographie le montrait en tenue de parachutiste, marquant que c’était bien le putschiste de 1961 qui était célébré. (...)

Il y a aussi une très forte implication dans la statuaire, avec une dizaine de statues érigées depuis 2014. C’est là encore tout à fait singulier pour une ville de cette taille. Sur la grande place du 14-Juillet, que Ménard veut dédier à la Résistance, il a fait ériger face à la statue de Jean Moulin des bustes en hommage à Jan Palach, un étudiant qui s’est immolé par le feu à Prague en 1969 pour protester contre l’invasion soviétique, ou au prêtre Jerzy Popieluszko, figure de la lutte contre le régime communiste polonais, mais aussi figure traditionnaliste. (...)

Ménard adore faire des discours « lourds de sens », selon son expression. Alors que, traditionnellement, les cérémonies municipales sont des cérémonies républicaines, de recueillement, d’hommage, où les polémiques sont mises à distance, lui les sature d’idéologie. Il utilise l’Histoire de façon habile pour faire avancer ses idées en récupérant des personnages historiques, des résistants, pour faire bien souvent son propre portrait en creux. (...)

Ménard adore faire des discours « lourds de sens », selon son expression. Alors que, traditionnellement, les cérémonies municipales sont des cérémonies républicaines, de recueillement, d’hommage, où les polémiques sont mises à distance, lui les sature d’idéologie. Il utilise l’Histoire de façon habile pour faire avancer ses idées en récupérant des personnages historiques, des résistants, pour faire bien souvent son propre portrait en creux. (...)

Dans son dernier livre, Ménard prend ses distances avec Éric Zemmour et avec la réthorique du grand remplacement. Or vous montrez bien que cette supposée théorie imprègne en fait toute sa conception de l’Histoire, avec l’idée que les colons d’hier sont colonisés à leur tour.

C’est effectivement au cœur de ses discours. Il faut rappeler qu’en 2015, Robert Ménard avait souhaité que Renaud Camus, qui a popularisé le mythe du grand remplacement, écrive l’histoire de Béziers. Cela ne s’est finalement pas fait, mais c’était un choix éloquent, d’autant que Renaud Camus n’avait aucune qualification particulière pour écrire une telle histoire.

Sur l’Algérie, il y a vraiment cette prégnance du schéma colonial. La mécanique de la rhétorique de Ménard est la même que celle de Zemmour, très bien décrite par Gérard Noiriel. Le choc des civilisations, le grand remplacement – qui n’est pas nécessairement formulé sous ce nom-là mais qui est constamment suggéré – reviennent cycliquement.

Cette vision identitaire crée un « eux » et un « nous ». Elle désigne l’ennemi et l’identité des bons Français. Chez Ménard, cette thématique est aussi mâtinée de prosélytisme religieux en présentant la religion catholique comme assiégée. (...)

Vous montrez bien dans votre livre que sa manipulation est d’autant plus habile qu’elle est complexe et passe notamment par la réappropriation de figures de gauche. Quelle est sa stratégie en faisant cela ?

Dès 2007, Henri Guaino, conseiller de Sarkozy, avait théorisé la « désafiliation automatique », c’est-à-dire récupérer les figures du camp adverse pour élargir son audience, rassembler plus largement mais aussi mettre en défaut ses adversaires.

Ménard l’a fait avec la figure de Jean Jaurès. (...)
Son socialisme est effacé, son pacifisme aussi, et il n’est pas mentionné non plus qu’il a été assassiné et par qui, c’est-à-dire le militant nationaliste Raoul Villain. On en fait un homme politique lambda dépouillé de sa dimension politique, idéologique. (...)

À travers cette réécriture de l’Histoire, il y a aussi l’idée de faire de la Résistance uniquement une résistance à l’étranger plutôt qu’à l’idéologie nazie.

Il use et abuse d’ailleurs de la figure de Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin, qui en 1939 était proche de l’Action française mais évolua très vite aux côtés de Moulin. Il s’en sert pour dire qu’une bonne partie de la droite monarchiste et nationaliste était à Londres.

Cette lecture de la Résistance minimise le rôle de la gauche et dépolitise la Résistance. C’est aussi une façon de réhabiliter l’extrême droite maurrassienne dans laquelle Ménard puise l’essentiel de son fonds idéologique. (...)