
Au milieu de la « décennie noire » des années 1990 — particulièrement durant l’été 1997 —, plusieurs massacres de population ont endeuillé l’Algérie, déjà dévastée par les affrontements entre forces de l’ordre et groupes islamistes armés. Les lois d’amnistie et la volonté des autorités d’étouffer le souvenir de ces épisodes sanglants empêchent aujourd’hui tout un peuple de panser ses plaies.
(...) « Les islamistes ont perdu la guerre mais remporté les esprits »
« Cette nuit-là, toute la famille de mon oncle a été assassinée. Seul un cousin a survécu, il a déménagé ensuite. » Rachid, la trentaine, a accepté de nous parler. Pour ne pas attirer l’attention, l’entretien a lieu à l’intérieur de notre voiture. Rachid a refusé de nous donner son vrai prénom. « Votre article peut tomber sous les yeux de l’État, et je ne veux pas de problèmes. » Il n’a pas de métier déclaré et travaille au noir dans un café. À la fin de la journée, le patron lui donne 1 000 dinars (moins de 10 euros). Éprouve-t-il du ressentiment envers les assassins de son oncle et de sa famille, dont la plupart, s’ils n’ont pas été abattus par la suite, se promènent librement dans le pays — certains peut-être à Bentalha même ? « Non, j’ai pardonné. Tout le monde fait des erreurs. Pour moi, ce n’étaient même pas des terroristes. C’étaient des gens débiles, qui ne connaissent pas leur religion. Car le vrai musulman n’a pas le droit de tuer ! » Dehors, un haut-parleur se déclenche, et la voix forte du muezzin appelle chacun à venir prier. Un groupe d’hommes en qamis passe devant la voiture et se dirige vers la mosquée. Avant d’interrompre la conversation et de rejoindre le flot, Rachid nous lance cette invocation religieuse : « Hasbiya Allahou wa ni’m Al-Wakil » — « Allah me suffit, Il est mon Meilleur Garant. » (...)
Mémoire interdite en Algérie↑
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Nadjib Bouznad. – Aire de jeux, casbah, Alger, 2016
Bentalha, nuit du 22 septembre 1997. Dans ce hameau agricole situé aux confins de la périphérie d’Alger, plus de quatre cents villageois sont assassinés en quelques heures par des hommes du GIA, le Groupe islamique armé. Le lendemain, Hocine Zaourar, un photographe de l’Agence France-Presse (AFP), saisit la douleur déchirante d’une femme dont la famille a été tuée. Ce cliché, intitulé La Madone de Bentalha tant il rappelle l’iconographie chrétienne, est reproduit dans les journaux du monde entier, mettant un visage sur la violence en cours en Algérie depuis plus de cinq ans. Trois semaines plus tôt, un massacre analogue avait ensanglanté le village de Raïs, situé à quelques kilomètres de Bentalha, faisant près d’un millier de morts. L’Algérie plongeait dans une sidération que les tueries à venir n’allaient cesser d’aggraver. Le mois suivant à Sig, dans le Sud oranais : cinquante morts. En décembre à Ammi Moussa (monts de l’Ouarsenis, wilaya de Relizane) : quatre cents morts. En janvier 1998 à Had Chekala (Ouarsenis) : plus de mille tués. Quelques jours plus tard à Sidi Hamed (Mitidja) : cent trois personnes assassinées, etc. Après quelques années de violence ciblée contre les militaires, les fonctionnaires, les intellectuels ou les étrangers, la guerre civile algérienne prenait un nouveau visage, absolument terrifiant, avec des massacres de civils, créant une onde de choc en Algérie comme à l’étranger.
Bentalha, printemps 2017. Du passé agricole il ne reste plus rien. L’urbanisation dévorante de la plaine de la Mitidja a rattrapé les ruelles aux maisons basses de l’ancien hameau. En vingt ans, chaque maison a gagné deux étages, montés de briques rouges ou de parpaings gris. Les rues offrent ce visage de laideur rouge-gris caractéristique des villes algériennes d’aujourd’hui. Seul élément de charme dans ce triste décor : une mosquée toute neuve trône à l’entrée du quartier. Aucune femme ne se déplace sans un foulard cachant rigoureusement ses cheveux, le corps serré dans un manteau aux couleurs ternes. Les hommes dominent l’espace public. Beaucoup portent la barbe et le qamis, la djellaba que les musulmans revêtent pour prier.
« Les islamistes ont perdu la guerre mais remporté les esprits »
« Cette nuit-là, toute la famille de mon oncle a été assassinée. Seul un cousin a survécu, il a déménagé ensuite. » Rachid, la trentaine, a accepté de nous parler. Pour ne pas attirer l’attention, l’entretien a lieu à l’intérieur de notre voiture. Rachid a refusé de nous donner son vrai prénom. « Votre article peut tomber sous les yeux de l’État, et je ne veux pas de problèmes. » Il n’a pas de métier déclaré et travaille au noir dans un café. À la fin de la journée, le patron lui donne 1 000 dinars (moins de 10 euros). Éprouve-t-il du ressentiment envers les assassins de son oncle et de sa famille, dont la plupart, s’ils n’ont pas été abattus par la suite, se promènent librement dans le pays — certains peut-être à Bentalha même ? « Non, j’ai pardonné. Tout le monde fait des erreurs. Pour moi, ce n’étaient même pas des terroristes. C’étaient des gens débiles, qui ne connaissent pas leur religion. Car le vrai musulman n’a pas le droit de tuer ! » Dehors, un haut-parleur se déclenche, et la voix forte du muezzin appelle chacun à venir prier. Un groupe d’hommes en qamis passe devant la voiture et se dirige vers la mosquée. Avant d’interrompre la conversation et de rejoindre le flot, Rachid nous lance cette invocation religieuse : « Hasbiya Allahou wa ni’m Al-Wakil » — « Allah me suffit, Il est mon Meilleur Garant. »
1997 constitue l’année la plus dramatique de cette « décennie noire » qui ensanglanta l’Algérie de 1992 au début des années 2000 — depuis, des groupes islamistes armés, dont l’activité est qualifiée de « terrorisme résiduel » par les autorités, continuent d’exister, principalement dans les régions montagneuses et dans le sud du pays. Les massacres de 1997 offrent les mêmes caractéristiques : aucune enquête de l’État, interdiction aux médias d’approcher, nombre de victimes contesté. Et parfois des doutes sur l’identité des tueurs. Concernant Bentalha, beaucoup d’Algériens sont persuadés — sans aucune preuve à l’appui — que « c’est l’armée qui a organisé le massacre ! ».
Bougara fait partie des villes martyres (...)
le docteur Abdallah Aggoun est le médecin des familles du quartier. « J’ai vu beaucoup de mes patients devenir terroristes. Et beaucoup d’autres ont été tués ou blessés par des terroristes. » Pourrait-il nous mettre en contact avec ces derniers ? « Jamais de la vie !, s’exclame-t-il. Si vous commencez à poser des questions sur eux, vous vous faites directement embarquer par la police ! » Même si l’on agit discrètement ? « Vous rigolez ? Il y a des mouchards partout ! » Peut-il au moins nous présenter à des familles de victimes ? « Non, pas possible ! Les gens souffrent trop de cette période, même si c’est fini depuis vingt ans. Ils ne veulent pas en parler. » (...)
Nouria avait 24 ans à l’époque. Elle a vu ses deux sœurs se faire assassiner sous ses yeux, ainsi qu’une nièce. « Je vous parle, j’ai l’air d’aller bien, mais à l’intérieur de mon corps tout est détruit. » Est-elle d’accord avec la Charte pour la réconciliation nationale votée en 2005, qui accorda l’amnistie aux anciens membres des groupes armés ainsi qu’une aide financière aux familles de ceux tués par l’armée ? « Depuis 2005, les choses sont rentrées dans l’ordre. C’est bien, ce qu’a fait l’État. Et puis, el-hamdoulillah ! [« Dieu soit loué »], maintenant, nous avons l’eau et le gaz ! » Son neveu Khaled s’approche. Il avait 11 ans lorsque sa mère est morte. « Moi, je suis contre cette loi ! Une personne assassine, et après elle est libre ? Ce n’est pas normal ! » (...)