
La dégradante fiction de Valeurs actuelles mettant en scène la députée Danièle Obono s’inscrit dans une plus large tentative de réduire au silence les revendications mémorielles sur l’esclavage. L’objectif : imposer un contre-récit sur les traites où les Européens cesseraient, enfin, d’être coupables.
La mine sombre, apparemment contrit d’avoir « blessé à titre personnel » la députée Danièle Obono, campée en esclave dans un abject « roman d’été », Geoffroy Lejeune, invité sur le plateau de BFMTV ce lundi, tente d’expliquer laborieusement que son journal a été mal compris. À l’entendre, il ne s’agissait pas d’humilier une élue noire dans une fiction ouvertement raciste, mais de rappeler une vérité historique trop longtemps passée sous silence.
« Cela raconte une réalité que personne ne veut voir aujourd’hui […] qui est celle des atrocités de l’esclavage du XVIIIe siècle », plaide-t-il. En l’occurrence, précise immédiatement le rédacteur en chef de Valeurs actuelles, celui de « l’esclavage commis par des Africains sur d’autres Africains ». L’ambition, comme il le dit alors sans détour, est bien « idéologique » et vise à « casser le discours indigéniste ». Un discours qui s’est « un peu trop exprimé ces derniers mois », dans le sillage du mouvement Black Lives Matter. Un mouvement qui demande que la France regarde enfin un passé esclavagiste et colonial en face.
Danièle Obono, qui a décidé de porter plainte ce mercredi contre l’hebdomadaire, le reconnaît : c’est non seulement la femme noire mais bien la militante qui était visée à travers elle et, plus largement, tout le mouvement consistant à reconnaître un racisme systémique encore à l’œuvre en France. « On ne peut pas non plus laisser passer cette vision révisionniste de l’histoire », explique-t-elle à Mediapart. (...)
Au-delà de l’illustration qui a beaucoup choqué, celle montrant Danièle Obono dans les fers, le texte de Valeurs actuelles est à étudier de près sur la vision très particulière qu’il véhicule de l’esclavage. Il met en scène la députée de la France insoumise qui tombe des nues en « expériment[ant] la responsabilité des Africains dans les horreurs de l’esclavage ». La voici bombardée « quelque part dans le sud de l’actuel Tchad », où une tribu voisine, les Toubous, va s’emparer d’elle pour la vendre à des « négriers arabes ». Elle est achetée par un « Turc », qui lui semble « la figure même de la perversité ». Danièle Obono sera finalement sauvée par un religieux français appartenant à un ordre mendiant qui la rachète à son maître pour la libérer. Elle est enfin recueillie dans un monastère de bénédictines, où elle vit une épiphanie en contemplant « l’homme sur la croix, suspendu au-dessus de l’autel ». (...)
Si le parcours d’une femme capturée par des Africains qui la revendent à des négriers arabes après une effroyable traversée du désert est historiquement conforme à ce qu’était, au XVIIIe siècle, la traite dans la région, la figure du religieux, seul homme blanc du récit, qui vient l’arracher des griffes des esclavagistes relève, en revanche, de l’imagination.
« Les ordres rédempteurs auxquels ils font référence, et qui se sont donné pour mission de racheter les esclaves chrétiens à partir du XVIe siècle, ne se sont que très rarement préoccupés des esclaves africains. La scène de VA avec le religieux qui viendrait libérer, en la rachetant, Danièle Obono ne relève surtout que du fantasme de la femme noire sauvée par l’homme blanc », relève l’historien M’hamed Oualdi, professeur à Sciences Po, qui dirige un projet de recherche européen sur la fin de l’esclavage au Maghreb.
La fiction de Valeurs actuelles est nourrie, explique l’historien Guillaume Calafat, maître de conférences à Paris-I et spécialiste de la Méditerranée à l’époque moderne, par une longue histoire édifiante des missionnaires chrétiens pour libérer les captifs depuis le XVIe-XVIIe siècle. « Leurs récits visaient à lever des fonds pour libérer les chrétiens en captivité. La cruauté des marchands d’esclaves arabes y était particulièrement soulignée. On peut y trouver la figure du “Turc” cruel, de mauvaise foi, comme dans la fiction de Valeurs actuelles. Il est frappant de voir que ce discours réactionnaire sur l’esclavage puise dans ces récits très orientés sans aucune distance critique », analyse-t-il. (...)
« On retrouve dans le texte de Valeurs actuelles tous les stéréotypes de la fin du XIXe siècle : les négresses à plateaux, la polygamie, les eunuques, qui faisaient le succès de ces publications » (...)
Au moment où commence à paraître Le Journal des voyages, qui a tant inspiré Valeurs actuelles, Léopold II fonde, en 1876, l’Association internationale africaine, qui prétend reprendre le combat anti-esclavagiste de la fin du XVIIIe siècle. « Une des grandes justifications idéologiques de la colonisation est de mettre fin à l’esclavage intra-africain. Le discours consiste à expliquer qu’il n’y a plus de traite des esclaves occidentale et que seul persiste l’esclavage intra-africain », souligne Sylvain Venayre. (...)
« Jeter l’anathème sur d’autres histoires fait diversion » (...)
À peine les premières manifestations dans le sillage de la mort de George Floyd avaient-elles émergé, reposant la question de la mémoire de l’esclavage, que des voix à droite et à l’extrême droite s’élevaient pour s’interroger sur leur bien fondé au regard des crimes esclavagistes commis « ailleurs ». (...)
L’un des axes majeurs de la contre-offensive réactionnaire sur la mémoire de l’esclavage consiste à expliquer que l’esclavage « oriental » ou « arabo-musulman » serait « tabou », jamais étudié et inconnu du grand public. Ce qui hérisse les spécialistes du sujet. « Dire que les historiens ne travaillent pas sur la traite arabe est totalement faux ! La question des esclaves noirs en Afrique du Nord fait précisément l’objet de belles études qui interrogent le passé esclavagiste et la place des Noirs dans les sociétés du Maghreb », souligne l’historien Guillaume Calafat.
Si l’historiographie sur le sujet est aujourd’hui « bouillonnante », elle remonte, par ailleurs, au XIXe siècle… (...)
Le point central de cette focalisation sur les traites orientales est aussi de nier la spécificité de la traite atlantique, son caractère industriel et son fondement racial dont les Africains furent les victimes.
Aux États-Unis, l’islamologue Bernard Lewis, qui deviendra l’un des conseillers néoconservateurs de l’administration américaine, installe ainsi, dans les années 1990, l’idée que la traite arabo-musulmane était étrangement « passée sous silence » ou minorée. Une idée presque devenue une vulgate à force d’être répétée. (...)