
La révolution et la République : gros morceaux que voici. La première paraît tenir du rêve impossible ou ravive trop souvent de lointaines visions de guillotine en place publique ; la seconde est devenue le terrain de jeu favori des opulents et des mafieux, du parti unique des affaires (LR-En Marche-PS) à l’extrême droite… « Républicain, oui ; mais ce mot ne précise rien », lançait déjà Proudhon. Pour en discuter ou en débattre, nous sollicitons l’historienne Mathilde Larrère, chroniqueuse pour Arrêt sur images ainsi que Mediapart et directrice de l’ouvrage collectif Révolutions — Quand les peuples font l’Histoire. Celle qui ferrailla avec Manuel Valls à propos de la figure de Marianne et dispense chaque semaine sur Twitter des « fils » historiques et politiques afin de rendre l’Histoire accessible au plus grand nombre en jure : « Tout est possible, partout, à tout moment. »
Dès qu’il est question d’Histoire, deux tartes à la crème surgissent : « Connaître son passé pour construire l’avenir » et « En tirer les leçons ». À quoi sert-elle, réellement ?
Vaste question ! Qui en comporte plusieurs en réalité… Passé-présent-futur, quels liens ? Vous avez trois heures… L’histoire, comme discipline, permet d’abord de connaître son passé : un travail à partir des sources et des traces qui permet donc de le comprendre dans son altérité avec le présent. Reste que les questions posées par les historien.ne.s au passé sont posées depuis le présent — ce qui fait souvent dire que « Toute histoire est contemporaine ». L’historien.ne s’interroge sur le passé et interroge le passé dans un présent qui l’habite, le pousse à questionner tels ou tels groupe social, institution ou pratique, à chercher des sources qu’il ou elle n’avait pas utilisé auparavant. Cela explique le surgissement de questionnements historiques en fonction du présent. D’où, par exemple, les premiers travaux en histoire des femmes quand se structure, dans les années 1970, un nouveau féminisme ; d’où la décision de nous lancer dans un livre collectif sur les révolutions1 alors que Ben Ali « dégageait » en Tunisie et que la place Tahrir était occupée. Le travail historique permet de questionner les continuités, les ruptures, les actualisations, les modifications — en d’autres termes, la lente, chaotique et fort rarement linéaire construction de ce dont nous héritons dans le présent. Ce faisant, si l’histoire ne suffit pas seule à comprendre le présent, on ne saurait le comprendre en ignorant le passé. Elle permet également d’établir que ce qui se donne aujourd’hui comme inévitable ou nécessaire, comme existant « de tout temps », n’est jamais qu’une construction plus ou moins récente, et pour cela transitoire, comme l’ont été toutes les réalités antérieures. L’histoire permet ainsi de se déprendre des évidences du présent, de les inscrire dans des processus de construction, d’inscrire le présent dans une temporalité qui, d’abord, intègre le passé. (...)
Faire de l’histoire, c’est faire l’histoire des changements passés, des moments de renversement, de redéfinition des rapports de force, des alternatives — qu’elles aient échoué ou réussi — pensées, tentées ; ce faisant, c’est permettre de penser des renversements futurs, des alternatives futures. La « fin de l’Histoire » (Fukuyama) et le « There is no alternative » (Margaret Thatcher ayant le copyright de ce mantra largement repris) marchent de concert. S’il y a une « leçon à tirer » du passée, c’est d’abord que tout peut changer. « Le passé est source d’énergie présente », dit ainsi Jérôme Baschet dans son livre que je ne saurais que vous conseiller, Défaire la tyrannie du présent2 — lequel apporte, avec force détails, une réponse éclairante à votre question !
Le mot « révolution » semble désormais inséparable de celui de « violence »… Le McDo fracassé lors du 1er mai a apparemment chamboulé la France entière — quant à la gauche radicale, elle s’est copieusement engueulée sur le sujet… Vous écrivez que la violence « illégale » devient « légitime » lorsque s’opère le « passage » révolutionnaire : simple constat ou approbation militante ?
Commençons par rappeler que l’association révolution-violence est une construction des contre-révolutionnaires. Quoi de mieux pour dénigrer la révolution que de l’associer à la violence ? Quoi de mieux pour oublier le Maximum (1793) que de brandir la guillotine ? Les Versaillais n’ont rien fait d’autre au lendemain de la Commune. Et la France (mais c’est quoi, « la France » ?) est d’autant plus « chamboulée » qu’on lui ressasse images et récits de l’événement violent (relativisons, tout de même : un McDo saccagé, on ne va pas en faire un fromage — dégueulasse qui plus est, dans cette officine !) isolé de son contexte. La monstration de la violence sert de discours-écran, à but d’effroi et de délégitimation.(...)
Je partirai d’un constat : quand une révolte ou une insurrection menace l’ordre établi, que des biens, ou pire, des personnes sont attaqués, les responsables de ces violences sont jugés et condamnés dès que l’ordre est rétabli. Au lendemain de la prise de la Bastille, les protagonistes de l’événement ne sont pas arrêtés, ni jugés, mais célébrés, récompensés et valorisés3. Ainsi, des combattants de 1830 sont enterrés en martyrs dans la crypte de la colonne de Juillet à la Bastille où viennent ensuite reposer à leurs côtés les combattants de 1848. Mêmes « violences », destructions, mises à mort dans les révoltes et les révolutions, mais la différence de traitement montre qu’elles ne sont pas perçues, interprétées de la même façon. Car la révolution parvenant à renverser l’ordre bouleverse le sens de ce qui est légitime ou ne l’est pas et construit, a posteriori, les violences qui l’ont portée comme légitimes. On pourrait dire que ce n’est pas d’abord la violence légitime (ce qui serait bien vague) qui fait la révolution, mais la révolution qui reconnaît sa violence comme légitime.(...)
Le « droit de résistance à l’oppression » est formulé dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; celle de 1793 allant plus loin en instituant « l’insurrection » comme droit et devoir. C’est ce que nous voulions expliquer dans le livre : dans la révolution s’opère la transformation de la violence illégale en violence légitime, sans intention d’approuver en militant.e.s — mais parce que cela permet de comprendre la spécificité d’une révolution. (...)
Dans le livre, nous avons justement choisi, après en avoir discuté, de ne travailler que sur les processus révolutionnaires, et non sur les États post- (voire contre-) révolutionnaires. Et de nous interdire de lire la révolution à l’aune de ce sur quoi elle a pu déboucher, pour la saisir dans sa complexité, sa polyphonie, sa fusion de projets parfois contradictoires — même si certains ont vite été enterrés. Dans cette équipe d’historiennes et d’historiens, j’étais la dix-neuviémiste : aussi suis-je bien moins capable que mes co-auteur.e.s de parler des révolutions du XXe siècle dont ils ou elles sont les spécialistes ! Dans les sociétés étato-centrées qui sont les nôtres, la révolution, pour renverser l’ordre établi, a pris la forme de la prise du palais d’Hiver (ou des Tuileries, selon !), puis s’est employée à combler le vide en recréant un État fondé sur d’autres légitimités, d’autres souverainetés. Mais en glissant souvent ses pieds dans les chaussures de l’ancien monde. Cela se marque par exemple par le fait que les pouvoirs révolutionnaires s’installent bien souvent dans les lieux mêmes du pouvoir qu’ils viennent de renverser, sur les mêmes bancs, sous les mêmes ors. Pas toujours, bien sûr : en quittant, sous la pression de la marche des femmes des 5 et 6 octobre 1789, la salle des Menus plaisirs construite pour les états généraux à Versailles, l’Assemblée nationale constituante a donné à la révolution de nouveaux espaces de pouvoir… pour finir par s’installer dans un ancien palais aristocratique, le palais Bourbon… D’où le fait que dans Premières mesures révolutionnaires, Éric Hazan et Kamo notent qu’il ne faut pas « s’asseoir dans les fauteuils vides » mais inventer de nouveaux espaces. (...)
La révolution peine à penser totalement un État neuf : elle doit faire avec l’ancien ; elle est aussi faite par des hommes (plus souvent que des femmes) de l’ancien monde ; elle doit donc composer, métisser le passé et le présent. Les formes dictatoriales des États post-révolutionnaires sont un mélange de résurgences de l’ancien (lui-même dictatorial) et des projets révolutionnaires. Ne perdons pas de vue non plus que les pouvoirs post-révolutionnaires se construisent souvent dans des situations de guerre, civile comme extérieure, qui doivent aussi être prises en compte pour expliquer — je ne dis pas excuser — les formes dictatoriales des régimes. (...)
Il y a toujours eu deux républiques. La « République bourgeoise », libérale, et la Sociale. La République montagnarde contre celle des Thermidoriens et du Directoire. La République de février 1848 contre celle qui ferme les ateliers nationaux. La Commune d’un côté, la République des opportunistes de l’autre… Deux républiques, deux Mariannes. La Sociale à bonnet phrygien, cheveux détachés, poitrine découverte, guerrière, combattante ; la Marianne sage, couronne de laurier ou de rayon, cheveux attachés, buste couvert, sagement assise, désarmée. Deux républiques dont les contemporains du XIXe siècle ont parfaitement conscience qu’elles existent toutes les deux, qu’elles s’opposent et qu’elles ne sauraient se rassembler que dans les cas où il faut lutter contre la monarchie (ou contre la droite nationaliste à la fin du XIXe). (...)
Les communards sont républicains, oui, bien sûr ! Mais leur république est la Sociale. Une république qui est aussi celle de la France insoumise, qui manie les références à 1793 ou à la Commune, qui fut celle des socialistes puis des communistes après 1936 — et dont on retrouve l’héritage dans la Constitution de la IVe République. Les Républicains (le parti), l’extrême droite et le Printemps républicain s’inscrivent dans l’héritage de l’autre République, la « bourgeoise », la conservatrice, celle des politiques économiques libérales. Pourquoi la République a-t-elle perdu de sa charge subversive et émancipatrice ? Il faut d’abord rappeler que ce n’est pas nouveau et que bien souvent, à gauche, la République a perdu cette charge pour ensuite la retrouver.(...)
De nos jours, la difficulté est que la République conservatrice, de nouveau, l’a emporté. Elle semble d’autant moins menacée que, comme vous le signalez, même l’extrême droite se dit républicaine ! Difficile, dès lors, de porter la République émancipatrice — d’autant plus quand son histoire est doucement sortie des programmes scolaires et que domine l’impression qu’il n’y aurait qu’une République… Sauf qu’il y en a bien deux ! (...)
L’effondrement de l’URSS et l’extension du mode de production capitaliste aux quatre coins du monde ont annoncé cette fameuse « fin de l’Histoire ». Plus personne ne parlait de « révolution », sinon pour parler du Goulag ; le soulèvement zapatiste a bousculé la donne et, depuis 2012, le Rojava en porte à son tour les couleurs. L’Europe est-elle condamnée à regarder au loin pour espérer ?
Réponse 1 : l’historien.ne ne peut rien savoir de l’avenir. Réponse 2 : l’historien.ne sait en revanche une chose, tout est possible, partout, à tout moment ; et souvent, on ne l’attendait pas du tout ! Réponse 3 : C’est justement quand on espère, que les choses sont possibles.(...)
Il faut lire, écrire, travailler, publier et diffuser. Et diffuser partout, avec tous les supports. « Vulgariser », comme on dit. En investissant les réseaux sociaux, Facebook, Twitter, YouTube ; en publiant des tribunes, en créant des blogs, en faisant des bandes dessinées (c’est le projet de l’Histoire dessinée de la France des éditions La Découverte), en participant à l’écriture de pièces (comme le fait Guillaume Mazeau), en animant des podcasts (comme le nouveau venu Paroles d’histoire), des émissions (comme Les Détricoteuses que j’anime avec Laurence De Cock sur Médiapart, ou Quand l’histoire fait dates sur Arte, de Patrick Boucheron), en multipliant les interventions, les rencontres dans des librairies, des bibliothèques, des théâtres, des universités populaires ou des prisons. Difficile de lutter contre les Bern, Deutsch et consorts, auxquels le service public ouvre ses plateaux. Difficile aussi de lutter dans ces temps de retour du roman national. Mais lutter tout de même. Toujours. Sans se réfugier dans nos tours d’ivoires académiques mais en entrant dans l’arène, quitte à ferrailler parfois violemment, quitte à s’en prendre plein la gueule.