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Mediapart
Marseille, 1943 : autopsie d’un crime contre les quartiers populaires
Article mis en ligne le 3 août 2020
dernière modification le 2 août 2020

(...) Dès 6 heures du matin, 20 000 personnes sont évacuées de force. Les trois quarts d’entre elles rejoindront les camps militaires désaffectés de Fréjus (Var), 800 seront déportées : des juifs, des résistants, des militants ou plus vaguement des « suspects ». Une semaine plus tard, les quartiers de la Tourette, de Saint-Jean et de l’hôtel de ville seront dynamités par les Allemands.

Longtemps, les Marseillais croiseront du regard la balafre des décombres.

La tragédie, visible, s’est pourtant estompée de la mémoire des Marseillais et demeure méconnue à l’échelle nationale, malgré l’historiographie existante.

En 2019, deux hommes l’ont fait resurgir dans l’actualité. Avec sa démarche dégingandée, son large front et les cheveux qui tombent à la limite des épaules, Michel Ficetola s’anime quand il évoque le passé du quartier Saint-Jean. L’ancien professeur d’italien, qui a écrit plusieurs ouvrages sur le parler marseillais, est bien connu des archivistes et bibliothécaires de la ville. Il est toujours à même de faire part de ses dernières trouvailles, à propos de l’évacuation, à Pascal Luongo, avocat. (...)

La rencontre entre les deux hommes scelle le projet. Porté par le sentiment que l’injustice n’a pas été réparée, que la mémoire de la ville est défaillante, pressé par le temps qui emporte survivants et coupables, Pascal Luongo a déposé plainte contre X pour crimes contre l’humanité le 17 janvier 2019, au nom de huit rescapés ou descendants de victimes, « pour un temps non prescrit, en raison d’une atteinte volontaire à la vie, du transfert forcé de population, de la privation grave de liberté physique et des actes inhumains causant intentionnellement de grandes souffrances et des atteintes graves physiques et psychiques ». Le 29 mai 2019, une enquête préliminaire a été ouverte par la vice-procureure au parquet de Paris, Aurélia Devos, cheffe du pôle spécialisé dans ce type de crimes imprescriptibles. (...)

Le 24 janvier 1943 et la démesure allemande

« Avec le temps, les choses s’enfouissent. C’est l’année dernière, quand j’ai pris connaissance de la plainte que tout est remonté. L’émotion enfouie qui n’a pas été soldée, c’est dramatique », raconte, la voix tremblante, Antoine Mignemi, 82 ans. Il avait seulement 5 ans lors de l’évacuation et se remémore encore « le désarroi » de ses parents. (...)

« La plupart des victimes n’avaient même pas envisagé la possibilité de saisir la justice et pris la mesure de la gravité des crimes », note Pascal Luongo pour expliquer pourquoi l’action en justice arrive si tardivement, 76 ans après les faits. « Dans l’opinion publique, durant les années 1950, 1960, 1970, la Shoah n’est pas un thème. Il a fallu l’investissement des Klarsfeld ou du documentariste Claude Lanzmann, par exemple, pour que la population entrevoie la gravité du crime. Concernant le Vieux-Port, même les Marseillais ne savent aujourd’hui pas que ce sont les Allemands qui ont dynamité les quartiers, en accord avec le gouvernement français. »

L’un des objectifs de la plainte est de « faire aboutir dans la mémoire collective que la rafle du Vieux-Port est un crime contre l’humanité », soutient l’avocat. (...)

Le documentaire de Jean Dasque Et le Vieux-Port fut condamné l’a portée à l’écran dès 1973... (...)

Le 22 janvier est lancée l’opération « Sultan », la plus grande rafle jamais organisée par l’État français sous l’occupation nazie, après celle du Vél d’Hiv. Au matin, des barrages policiers se dressent dans la ville. Les identités sont vérifiées. Environ 12 000 policiers français sont à la manœuvre. La rafle peut débuter. Elle se poursuit dans la nuit du 22 au 23 janvier.

Les juifs sont arrêtés systématiquement, ainsi que « les repris de justice, les souteneurs, les clochards, les vagabonds, les gens sans aveu, toutes les personnes dépourvues de carte d’alimentation, […] les étrangers en situation irrégulière, les expulsés autorisés, toutes les personnes ne se livrant à aucun travail régulier depuis un mois », détaille une instruction générale du 18 janvier 1943* Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 56W71, cité par Robert Menchirini dans Midi rouge, ombres et lumière. Une histoire politique et sociale de Marseille et des Bouches-du-Rhône de 1930 à 1950 (Syllepse, 2011). Près de 6 000 personnes sont détenues provisoirement. 1 642 personnes seront envoyées à Compiègne puis à Drancy. Parmi elles, la moitié sont juives et périront au camp d’extermination de Sobibor (Pologne).

Lors de la nuit suivante, du 23 au 24 janvier, ce sont les quartiers de la rive nord du Vieux-Port qui sont visés. « On a été réveillés en pleine nuit par des hommes en uniforme. Ils fouillaient. Ils demandaient si on avait des armes », se souvient Anselme Matelli, 87 ans. (...)

Survient alors une difficile épreuve : le « criblage », le tri. Pile, les camps de concentration deviendront un lointain souvenir. Face, le cauchemar deviendra réalité. Lucas Simos, 92 ans, raconte comment son père est tombé du mauvais côté et lui du bon. (...)

Dans l’esprit des nazis, Marseille est subversive, trop cosmopolite. La mauvaise réputation des quartiers situés au nord du Vieux-Port attise les fantasmes et en fait une cible. Le débarquement des alliés en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942, fait envisager une offensive par les côtes méditerranéennes françaises. Il s’agit de ne pas se laisser attaquer dans le dos par un foyer de rébellion. Le 18 janvier 1943, Heinrich Himmler, le Reichsführer-SS, envoie un télégramme au responsable des SS et de la police en France, le général Karl Oberg, qui scelle la destinée des quartiers du Vieux-Port.

« Je souhaite pour l’épuration de Marseille une solution radicale et complète », (...)

La pègre marseillaise, elle, peut continuer tranquillement ses affaires. Le 22 janvier 1943, le célèbre parrain Paul Carbone, proche de Simon Sabiani, responsable du parti collaborationniste PPF (Parti populaire français), est protégé par des militaires allemands alors qu’un commissaire de police se présente à son domicile.

Après guerre, les fonctionnaires de Vichy, les élites locales tentent bien entendu de minimiser leurs rôles respectifs. Ils auraient répondu aux injonctions allemandes, seraient parvenus à obtenir des concessions… Robert Mencherini et Michel Ficetola s’accordent sur ce point : sans les Français, l’opération aurait été impossible. (...)

La France et l’Allemagne s’entendent sur la marche à suivre à la suite de deux réunions : le 13 janvier à la villa Ben Quillado, dans le quartier huppé du Roucas Blanc, et le lendemain à la préfecture.

Les discussions sont d’abord électriques mais, progressivement, l’entente prévaut. (...)

Pour René Bousquet, l’important est de démontrer que la France de Vichy demeure souveraine. Aux Français, donc, de lancer les rafles sur Marseille et d’évacuer les habitants du Vieux-Port. (...)

Michel Ficetola affirme qu’au « crime antisémite » des 22 et 23 janvier 1943 a succédé un « crime xénophobe » le 24. « Il y a la volonté d’éliminer une population pauvre et immigrée. » (...)

L’épais dossier d’instruction de l’affaire dite du Vieux-Port, lancée après guerre, s’attarde longuement sur les potentiels intérêts que pouvaient trouver les acteurs économiques ou politiques dans l’opération. (...)

Autre élément troublant, la création d’une « régie foncière et immobilière de la ville de Marseille », le 25 janvier 1943, soit le lendemain de la destruction. Cette société a pour mission de mener « les opérations immobilières municipales pour le compte de la ville de Marseille ». On note la réactivité : les promoteurs suivaient de près les péripéties. Parmi les administrateurs de la régie, on retrouve la Caisse d’épargne et de prévoyance des Bouches-du-Rhône, la Banque de Paris et des Pays-Bas, la Société technique et financière pour la reconstruction urbaine, rurale et industrielle, le Crédit lyonnais, la Société de gestion de la ville de Marseille… (...)

Depuis fin mai 1941, la ville recherchait un opérateur capable de recouvrir un large champ de compétences, dont les expropriations. Cela prouve cependant que les objectifs nazis collent parfaitement aux projets de l’administration municipale de la « révolution nationale ». (...)

Une plainte qui souffle déjà sur les cendres de la mémoire

Le passé des quartiers nord du Vieux-Port a de quoi embarrasser les mairies successives. Michel Ficetola et, comme lui, les plaignants leur reprochent d’avoir mis l’histoire du 24 janvier sous le tapis. Plaques, mémoriaux, commémorations... : les célébrations officielles des conséquences de l’opération Sultan existent bel et bien. Mais c’est la date du 23 janvier qui est retenue, celle des rafles où les juifs sont systématiquement arrêtés. (...)

Le processus judiciaire engagé par Pascal Luongo agit comme une pression mémorielle sur la ville. La légitimité de crimes contre l’humanité attire les médias, l’attention. Les élus se plient de meilleure grâce aux prétentions de Michel Ficetola et de l’avocat Pascal Luongo. Le 10 septembre 2019, Jean-Claude Gaudin a finalement reconnu que « le terme de crime contre l’humanité est tout à fait légitime ». Quatre victimes survivantes se sont vu remettre la médaille d’honneur de la ville.

Pour le moment, il est trop tôt pour connaître les ambitions du Printemps marseillais, ce rassemblement de gauche qui s’est emparé le 4 juillet de la cité phocéenne, concernant cette mémoire. Pour le 5e adjoint à la culture, Jean-Marc Coppola (PCF), la mairie pourrait, « pourquoi pas », répondre aux attentes des survivants et descendants. « Mais il faut étudier le dossier et ce n’est pas la préoccupation du moment. L’urgence, pour l’équipe, est de monter une mairie qui fonctionne. »

Progressivement, la plainte fédère de nouveaux plaignants. Ils étaient huit, dont quatre survivants, lors du dépôt. Quatre autres sont venus s’y ajouter depuis. (...)

Si la lutte mémorielle porte ses fruits, le combat judiciaire semble, lui, plus ardu. Les gendarmes de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH) doutent de pouvoir trouver des coupables, voire des complices. (...)

L’avocat pénaliste ne s’avoue pas pour autant vaincu. Il imagine un recours « en responsabilité de l’État » : « Ce serait intéressant, cela permettrait à l’État de plaider coupable », explique t-il. Dans une ville où la responsabilité de la mairie est pointée du doigt dans la tragédie de la rue d’Aubagne, où nombre de Marseillais souffrent de l’habitat indigne, alors que des élus locaux louent des appartements insalubres aux plus modestes, un procès sur l’évacuation et la destruction du Vieux-Port résonnerait clairement dans l’actualité.