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Orient XXI
Maroc. Répression antisyndicale dans les centres d’appels
Article mis en ligne le 11 août 2022

Dans les centres d’appels au Maroc, les employé·es travaillent à bon compte pour des entreprises multinationales qui tentent de faire taire toute revendication syndicale. Un Code pénal hérité de la colonisation leur facilite le travail.

Lorsque Ayoub Saoud veut se rendre à son travail au centre d’appel Casablanca B2S, vingt agents de sécurité lui barrent la route. Ils lui refusent, ainsi qu’à six autres employés, l’accès à leur poste. L’entreprise a gelé leurs salaires, les a suspendus de leurs fonctions et a déposé plainte contre eux. La raison : les sept travailleurs sont membres du comité d’entreprise et syndicalistes. Et ils ont participé à une grève le 21 avril 2022.

La répression antisyndicale est le lot quotidien des syndicalistes dans le secteur des centres d’appels au Maroc. Les entreprises, généralement des groupes multinationaux, licencient, intimident et offrent des chèques de transfert pour empêcher toute syndicalisation. Dans le cas de B2S qui fait partie du groupe italien Comdata, l’existence d’un syndicat représentant 80 % du personnel ne va pas de soi et a été obtenue de haute lutte. (...)

Depuis les années 1990, les multinationales européennes délocalisent leurs centres d’appels vers le Sud. De nombreuses entreprises francophones choisissent le Maroc comme destination « offshore ». Les programmes incitatifs du royaume leur procurent des avantages fiscaux, et elles espèrent une main-d’œuvre bon marché et des syndicats faibles. L’État marocain, quant à lui, mise sur la création d’emplois.

Des emplois, mais à quel prix ? demande un compagnon de lutte de Saoud qui travaille chez Majorel, « s’il s’agit d’user toute une génération, alors non merci ». Majorel est une multinationale germano-marocaine spécialisée dans les centres d’appels qui fusionnera bientôt avec Sitel, un autre géant du secteur

. Car le travail dans les sites des multinationales est épuisant. Semaine de 44 heures, pas de salaire en cas de maladie. La pression pour atteindre certains objectifs, comme passer un certain nombre d’appels en un temps donné, est élevée : les salaires sont constitués jusqu’à 40 % de primes. Si celles-ci disparaissent, les fins de mois sont difficiles. Et ce, bien que les rémunérations des employés dans les centres d’appels, qui se situent entre 4 000 et 5 000 dirhams (entre 381 et 476 euros), soient largement supérieurs au salaire minimum de 2 800 dirhams (environ 280 euros). (...)

Un Code pénal hérité de l’époque coloniale

L’article 288 du Code pénal marocain a été introduit à l’époque de la colonisation française. Il dispose :

« Est puni de l’emprisonnement d’un mois à deux ans et d’une amende de 120 à 5 000 dirhams ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque, à l’aide de violences, voies de fait, menaces ou manœuvres frauduleuses, a amené ou maintenu, tenté d’amener ou de maintenir, une cessation concertée du travail, dans le but de forcer la hausse ou la baisse des salaires ou de porter atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail.
Lorsque les violences, voies de fait, menaces ou manœuvres ont été commises par suite d’un plan concerté, les coupables peuvent être frappés de l’interdiction de séjour pour une durée de deux à cinq ans »

L’autorité française voulait ainsi empêcher les travailleurs marocains d’organiser des grèves. L’État marocain indépendant a adopté ce Code pénal, y compris l’article 288. Aujourd’hui c’est B2S qui l’invoque pour s’attaquer aux syndicalistes marocains. Ils risquent une amende et une peine d’emprisonnement de deux mois à cinq ans. (...)

Sous la menace constante des délocalisations

De nombreux agents de centres d’appels sont de jeunes diplômés qui ne cherchaient qu’un job provisoire. Le turnover y est important, les employés s’échangent entre les différents sites et employeurs. Beaucoup de migrants originaires d’Afrique subsaharienne francophone travaillent également dans ce secteur. Les personnes sans permis de séjour se retrouvent souvent dans des centres d’appel informels, où les conditions de travail sont bien pires. La loi n’autorise que les citoyens marocains à s’affilier à un syndicat. Cette instabilité au niveau du personnel est un obstacle à l’organisation syndicale. (...)

La syndicalisation dans les centres d’appels marocains avance cependant, petit à petit, grâce au travail de la FNCAMO depuis plus que dix ans. Dans plusieurs sites des multinationales comme Intelcia, Sitel ou Webhelp, les syndicalistes ont pu s’imposer et créer un bureau. Avec Majorel, ils ont même pu négocier le premier accord d’entreprise de l’histoire du secteur offshore marocain. Mais souvent, cela ne marche pas du premier coup et plusieurs « générations » d’employés sont licenciés avant que l’entreprise cède enfin. (...)

La revendication d’un « travail décent »

Les libertés syndicales et le droit de grève sont pourtant garantis par la Constitution marocaine. Une loi réglementant davantage le cadre des conflits du travail a été annoncée à maintes reprises, mais n’a jamais été adoptée. L’État se comporte de manière ambivalente vis-à-vis des syndicats. (...)

Le rôle historique des syndicats au Maroc a considérablement changé : d’acteurs politiques d’opposition, ils sont devenus des « partenaires sociaux ». Alors que dans les années 1980 et 1990, la Confédération démocratique du travail (CDT) et l’UMT menaient encore des grèves générales contre la politique d’austérité néolibérale, elles se montrent désormais beaucoup plus modérées. Un nouveau langage a fait son apparition, relayé par des institutions internationales comme l’Organisation internationale du travail (OIT). Les syndicats se basent dans leurs revendications sur la notion de « travail décent » (...)

mais ils prétendent en même temps contribuer à la hausse de la productivité des entreprises. L’image du syndicat radical et fauteur de troubles est évitée à tout prix.

Malgré ce glissement, les syndicalistes de l’UMT critiquent le dialogue social qu’ils jugent insuffisant. Pour eux, il aurait pour fonction d’apaiser les esprits plutôt que d’apporter de réelles améliorations sociales. Quant à l’Inspection du travail, elle ne dispose pas de suffisamment de personnel et de moyens pour faire respecter les droits des travailleurs. (...)

Du point de vue des syndicats, la coopération internationale est donc tout aussi stratégique. La FNCAMO est par exemple en contact avec le syndicat français Sud et le syndicat international des services UNI Global Union. C’est aussi ce qui a déplu à la direction de B2S : l’organisation internationale entre les syndicats de la maison mère italienne Comdata, à laquelle Saoud et ses collègues ont participé. Comdata est actuellement en train de préparer sa revente à un autre géant des centres d’appels. Dans ce contexte, la direction de l’entreprise agit de manière particulièrement antisyndicale.

Les syndicats font aussi pression sur les donneurs d’ordre au niveau international. Il s’agit à nouveau de multinationales comme l’entreprise française de télécommunications Orange, la société de transport parisienne RATP ou le groupe énergétique Total Energies. Elles sont mises au défi d’assumer leurs responsabilités de veiller aux droits des travailleurs dans leurs chaînes d’approvisionnement. (...)

« En France, vous licencieriez des membres du comité d’entreprise ? Non. Pourquoi ces entreprises se considèrent-elles au Maroc comme en terrain conquis ? C’est du néocolonialisme. »