
Après des décennies d’une arabisation hasardeuse de l’enseignement public amorcée dans le milieu des années 1970 pour des raisons politiques, le Maroc est sur le point de retourner à la case départ en refrancisant l’essentiel de son système éducatif. Bien que porté par le roi Mohamed VI et les partis qui lui sont proches, ce rétropédalage qui réhabilite la langue du colonisateur suscite une opposition farouche du Parti de la justice et du développement (PJD) et de l’Istiqlal. Quarante ans d’un formidable gâchis.
Le 2 avril 2019, dans les couloirs feutrés du Parlement marocain, le projet de loi-cadre consacrant le retour du français pour l’enseignement des matières scientifiques au collège et au lycée devait être validé dans une ambiance d’unanimité joyeuse à la commission parlementaire de l’éducation. Mais contre toute attente, une poignée de députés, des islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD, au gouvernement) demandent poliment que la séance soit reportée de quelques jours « pour permettre une bonne analyse du projet ». C’est le début d’un blocage qui ne dit pas son nom, et qui dure encore.
Ce projet avancé par le roi et son entourage a pourtant été élaboré au cœur du Palais par le très officiel Conseil supérieur de l’enseignement. Que s’est-il passé pour que les députés islamistes opèrent une telle volte-face et décident de reporter sine die l’adoption d’un projet royal porté par un gouvernement dont ils font partie ?
Crise linguistique, crise politique
Pour répondre à cette question, il faut revenir au 1er avril 2019, la veille de la réunion de la commission parlementaire. Vêtu d’une djellaba grise, un bonnet noir sur la tête, l’ancien chef du gouvernement Abdelilah Benkirane écarté de manière humiliante par le roi en avril 2017 a la voix chevrotante, la mine défaite. Dans une vidéo publiée sur sa page Facebook, il fustige le projet-cadre, appelle les députés de son parti à ne pas l’adopter et invite « son frère » Saad Eddine Al-Othmani, l’actuel chef islamiste du gouvernement, à « assumer sa responsabilité devant Dieu et devant l’histoire » en rejetant ce texte. (...)
Soixante-trois ans après son indépendance, le Maroc ne sait pas encore dans quelle langue son enseignement public doit être dispensé. (...)
Il n’aura fallu que seize ans au roi Mohamed VI, après son accession au trône en 1999, pour réaliser et reconnaitre enfin l’échec du projet d’arabisation mis en place par Hassan II avec la complicité de l’Istiqlal et de l’USFP : « La réforme de l’enseignement, dit-il, doit se départir de tout égoïsme et de tout calcul politique qui hypothèquent l’avenir des générations montantes sous prétexte de protéger l’identité » (Discours du Trône du 30 juillet 2015). Dans la foulée, il annonce sa décision de « refranciser » l’enseignement des matières scientifiques. Après quarante ans d’arabisation, retour à la case départ.
« Ce retour aurait dû se faire depuis longtemps », s’insurge l’intellectuel et militant politique Ahmad Assid. Nous avons perdu trente ans à cause de petits calculs idéologiques. Avant d’arabiser, l’État marocain aurait dû d’abord réformer la langue arabe dont le lexique et les structures n’ont pas varié depuis la période préislamique. » Pour la plupart des enseignants, le projet a échoué parce que la volonté politique faisait défaut. L’arabisation n’a même pas été généralisée à tout l’enseignement public : alors qu’elle a été imposée aux écoles, aux collèges et aux lycées, dans les universités les cours continuent jusqu’à aujourd’hui à être donnés en français. Conséquence, une formation académique approximative et morcelée, en total déphasage avec le marché du travail.
À partir des années 1990, des milliers de familles marocaines commencent à inscrire leurs enfants soit dans les missions étrangères pour les plus fortunées, soit, pour les moins favorisées, dans les écoles privées qui continuent de pousser comme des champignons. Le reste du « peuple », c’est-à-dire 85 % des Marocains, est contraint de confier ses enfants à l’école publique.
L’engouement pour les écoles étrangères, notamment françaises, a atteint un degré tel que l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE, liée au ministère des affaires étrangères français) accorde des homologations à des établissements privés marocains qui dispensent les programmes français.
L’enseignement public est à l’image du pays : inégalitaire, à deux vitesses, injuste, et se déploie au détriment de la qualité. (..)