Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
blogs de Médiapart
Macron, le passé colonial et des réactions inquiétantes dans l’armée française
Article mis en ligne le 6 mars 2019
dernière modification le 4 mars 2019

La reconnaissance par le président Macron d’un crime d’État dans l’emblématique affaire Maurice Audin a fait sensation. Est-ce l’amorce d’une rupture des autorités françaises avec l’incapacité à regarder en face notre histoire coloniale ? Ou un « coup » sans lendemain ? Le fait que certains officiers français osent encore défendre la torture, et que nul en France ne le relève, nous inquiète.

On se souvient que le candidat Emmanuel Macron avait, durant la campagne présidentielle de 2017, qualifié à la télévision algérienne la « colonisation » de « crime contre l’humanité ». La formule, certes quelque peu sommaire, méritait toutefois d’être saluée. Elle semblait annoncer qu’une fois élu, il serait un président de la République pour le moins « disruptif » – pour user de son vocabulaire – par rapport à ses prédécesseurs en matière de politique mémorielle sur cette page sombre de notre histoire. Et que ce président né après la fin de la guerre d’Algérie, sans liens avec les forces politiques impliquées dans la colonisation et les guerres coloniales, pourrait engager enfin la société française sur la voie d’un examen lucide de ce passé, comme Jacques Chirac l’avait fait en 1995 pour le passé de la France sous l’Occupation. Mais on nota aussi qu’il n’avait fait que se conformer ainsi à une mauvaise habitude des présidents français, celle de n’avoir ce genre d’audace que lors de leurs visites dans les anciennes colonies, jamais en France (...)

Le 17 octobre 2018, alors qu’on aurait pu s’attendre à une parole plus forte que celle de son prédécesseur à propos du massacre de plus d’une centaine de manifestants algériens pacifiques par la police parisienne en 1961, il se borna à émettre un tweet en recul par rapport au communiqué, déjà très sommaire, qui avait été arraché à François Hollande en 2012.

Le 13 septembre 2018 : la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin
De ses promesses, pourtant réitérées lors d’une interview à Mediapart à la veille de son élection, Emmanuel Macron n’avait donc rien honoré lorsqu’en septembre 2018 il a fait un geste fort sur une affaire hautement sensible, l’affaire Maurice Audin, ce jeune mathématicien, membre du Parti communiste algérien, arrêté par des parachutistes français à Alger le 11 juin 1957 et qui n’est jamais réapparu. Il s’est rendu, le 13 septembre 2018, au domicile de Josette Audin et a publié une importante déclaration reconnaissant non seulement qu’Audin avait été tué par les militaires qui le détenaient, mais aussi que la torture avait été une pratique systématique de l’armée française durant la guerre d’Algérie. Il incriminait donc non seulement l’armée, mais aussi la République, dans le « système » légalement organisé en 1957 à Alger qui permit la torture et l’assassinat de milliers d’autres restés anonymes (...)

C’est peu dire que cette reconnaissance officielle d’un crime d’État impliquant la République et son armée constitue un événement majeur, dans une affaire que l’historien Pierre Vidal-Naquet voyait comme une nouvelle affaire Dreyfus. Et à propos de laquelle le président de la Ligue des droits de l’homme, Daniel Mayer, avait lancé le 12 juin 1958, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, en présence de René Cassin et de plusieurs intellectuels (tel le mathématicien Jacques Hadamard) qui s’étaient engagés lors de l’affaire Dreyfus : « Dreyfus aujourd’hui s’appelle Audin. » S’il avait fallu douze ans pour faire reconnaître par la Cour de cassation l’innocence de Dreyfus, le mensonge officiel dans l’affaire Audin aura duré soixante et un ans. (...)

La visite du président d’Emmanuel Macron à Josette Audin, le 13 septembre 2018, et sa déclaration officielle ont été obtenus de haute lutte. (...)

Ces efforts convergents ont donc abouti, le 13 septembre, à la visite et à la déclaration de la présidence de la République, déclaration dont le contenu est fortement redevable à la rigueur et à la précision de l’historienne Sylvie Thénault, intervenue efficacement auprès de l’Elysée en étroite liaison avec Josette, Michèle et Pierre Audin.

Il s’agit là d’un incontestable moment historique, même si toute la vérité n’a pas été dite sur cet assassinat et si Josette Audin est hélas décédée quelques mois plus tard sans qu’on ait su pourquoi, comment et par qui exactement son mari fut assassiné, ni ce qu’on fit de sa dépouille. Les images du déplacement présidentiel, à la veille de la Fête de L’Humanité qui lui donna un écho supplémentaire, ont fait le tour du monde. Il avait été l’objet d’une véritable mise en scène par les services de l’Élysée. (...)

La défense de la torture aujourd’hui par des officiers français

Les protestations ont été nettement minoritaires. Rien à voir avec ce qui s’était passé au début des années 2000 quand l’emploi de la torture durant la guerre d’Algérie avait fait retour dans le débat public et déclenché une tempête politique. (...)

En 2018, le lobby qui avait obtenu en 2005 qu’une loi propose d’enseigner les « aspects positifs de la colonisation », s’il n’a pas disparu, s’est fait plus discret. En dehors de la dirigeante du Rassemblement national et du bateleur d’estrade raciste Éric Zemmour, le reste de la droite n’a protesté qu’assez mollement. Seul un second couteau, Brice Hortefeux, a doctement regretté la « repentance » de Macron et, dans Le Figaro, l’avocat William Goldnadel a accusé le président de la République d’une « indifférence à la souffrance française » et d’une « lecture communiste de la guerre d’Algérie ».

Et l’armée ? À en juger par une revue de la presse française, on pourrait croire qu’elle n’a émis aucune réaction critique. Or, il n’en est rien. Une fraction notable s’est élevée contre l’initiative d’Emmanuel Macron par le biais d’une lettre ouverte publiée le 24 septembre 2018 sur Internet et signée par un nombre impressionnant d’associations, comme l’Union nationale des combattants (UNC) ou La Saint-Cyrienne (association des élèves et anciens élèves de l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr). Elle n’a toutefois eu aucun écho en France et le seul média à l’avoir relevé à ce jour est… la BBC.

Dans un remarquable documentaire radio consacré à l’affaire Audin, à la torture et aux disparitions forcées de la guerre d’Algérie, diffusé le 19 janvier 2019 sur BBC Monde, Charlotte McDonald a en effet appris à beaucoup l’existence de cette lettre contresignée par des dizaines d’associations « patriotiques et du monde combattant ».

Son auteur, Bruno Dary, est un général à la retraite proche de la droite catholique intégriste. Sa carrière militaire, terminée à la tête de la Légion et comme gouverneur militaire de Paris, commença en 1978 à Kolwezi, sous les ordres d’un certain colonel Philippe Érulin. Ce dernier était l’un des deux auteurs de l’enlèvement à Alger, le 11 juin 1957, de Maurice Audin, qu’il tortura atrocement, de même que ses compagnons de détention, Henri Alleg, Georges Hadjadj et bien d’autres.

Le « monde combattant » exprime dans cette lettre sa « surprise » et sa « colère » à la lecture de la déclaration présidentielle. (...)

Il s’agit toujours de nier l’usage systémique de la torture et, tout à la fois, de le justifier par sa prétendue efficacité « antiterroriste ». (...)

Au micro de la BBC, ce général déclare qu’Audin « trahissait sa patrie, ses concitoyens et l’armée française », ajoutant : nous-mêmes, « qu’aurions-nous fait » pour empêcher les bombes du FLN de tuer des innocents, reprenant ainsi le sempiternel « scénario de la bombe à retardement », selon lequel il faut bien torturer les suspects pour sauver la vie des possibles victimes futures des terroristes, cette « fable perverse » dont personne n’a jamais pu fournir un seul cas avéré. La dernière phrase de cette lettre ouverte se permet d’assimiler l’appel aux témoignages lancé par l’Élysée pour la recherche de la vérité à un… « appel à la délation ».

Ainsi, une fraction encore significative des officiers français d’aujourd’hui (en retraite ou d’active) n’est, soixante-deux ans plus tard, toujours pas prête à entendre la vérité sur les crimes commis par l’institution militaire durant ce qui est convenu d’appeler la « bataille d’Alger ». En accord avec l’extrême droite et une fraction de la droite, elle continue à justifier les exactions commises massivement à l’encontre d’une population qui luttait pour son indépendance. Et cette justification de la torture commise hier légitime son emploi aujourd’hui au nom des « guerres contre le terrorisme ». C’est pour le moins inquiétant, comme est inquiétant le silence de la presse française à propos de ce désaveu de la démarche présidentielle par une partie – certes minoritaire – de l’armée. Le reportage de la BBC a suscité des réactions dans le monde entier, de Taïwan à l’Uruguay, mais aucun écho dans la presse française. (...)

Le système de terreur utilisé à Alger en 1957, outre Maurice Audin, a fait des milliers d’autres victimes qui ont droit à ce que leur sort soit aussi reconnu – c’est le but que s’est fixé le site 1000autres.org –, et il fut ensuite généralisé à toute l’Algérie par les tenants, civils et militaires, de la « guerre antisubversive ». Il fut aussi enseigné ultérieurement par des militaires français auprès de diverses dictatures de par le monde.

L’« aventure coloniale de la France » a produit des conquêtes et des répressions de masse criminelles qui violèrent gravement les valeurs que la France proclamait par ailleurs et auxquelles elle continue à se référer. C’est son crédit qui est en cause. Il reste pour les plus hautes autorités de l’État bien des choses à dire pour reconnaître par exemple les massacres de mai-juin 1945 en Algérie, ceux de 1947 à Madagascar, du 17 octobre 1961 à Paris, de Thiaroye au Sénégal en 1944 ou la répression meurtrière au Cameroun dans les années 1950 et 1960 ; ou encore l’esclavage meurtrier que constituait le travail forcé dans l’empire colonial.

Un véritable aggiornamento est absolument nécessaire, non pas pour satisfaire telle ou telle catégorie de citoyens français ou les peuples des anciennes colonies, non pas pour répondre à d’imaginaires et absurdes appels à la « repentance » – les responsables d’aujourd’hui n’ont évidemment pas à se « repentir » de crimes qu’ils n’ont pas commis eux-mêmes. Cet aggiornamento est plus simplement nécessaire pour que soient recouvrés l’honneur et la crédibilité de la République française, dont le présent toujours conflictuel est indissociable de son histoire. Et pour empêcher que les sombres pages de son passé colonial ne fassent un sempiternel retour dans ce présent.

S’en tenir au seul geste de la reconnaissance de la responsabilité de l’armée française dans le meurtre d’Audin serait s’arrêter au milieu du chemin. (...)

S’il ne décide pas de s’engager résolument dans la voie d’une reconnaissance pleine et entière de ce que furent les errements et les crimes de la République dans ses colonies, Emmanuel Macron – et avec lui ses conseillers en la matière – s’expose au risque de rester dans l’histoire comme celui qui aura simplement cherché à instrumentaliser, à des fins électorales, la « question coloniale ».