
Lacan qui n’est pas un de mes auteurs fétiches mais était assez doué pour les innovations sémantiques, a créé le néologisme de "poubellication". On peut utiliser ce terme imagé pour évoquer un phénomène bien connu dans le monde de l’édition et de l’université mais qui est peu mentionné dans l’espace public : trop de livres sont publiés pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la culture ou la diffusion des connaissances. Le contenu de ces livres est un déchet vendu à un public peu respecté. La "publication poubelle" est une forme de marketing. On parle parfois de littérature trash, autrefois on parlait de romans de gare, en anglais on parle de littérature d’aéroport.
Trop peu de Français lisent (c’est la même chose ailleurs qu’en France) et les instituts de sondages choisissent un critère minimum pour évaluer l’impact de la lecture, à savoir le nombre de Français qui lisent au moins UN livre par an. Il n’y a pas de quoi pavoiser lorsque ce critère est retenu pour se rassurer. Un livre par semaine aurait une autre allure. Il peut donc sembler étrange de s’intéresser à la "poubellication".
Dans le domaine littéraire, la littérature de gare est souvent une littérature au kilomètre qui allie sexe, mystère et un peu de violence. Cette littérature peut apparemment être produite par des ordinateurs avec des dosages différents selon les publics visés. Les succès de librairie, écrits par des êtres humains, sont parfois proches de la pornographie soft (je ne donne pas de titres mais il suffit d’entrer dans un kiosque de gare, d’aéroport ou une librairie dite grand public pour savoir de qui je parle). La "poubellication" dans ce cas est plutôt du genre fourniture de déchets littéraires pour un public de masse formaté par la télévision. C’est l’équivalent du fast food en matière de culture.
Dans le monde universitaire également visé par ce terme de "poubellication", les choses sont différentes mais là aussi quantité de livres sont publiés dont l’objectif premier est d’alimenter les CV plutôt que de diffuser des connaissances. Livres collectifs qui se ressemblent, livres de disciples qui mettent en musique la parole du maître ou gourou, livres faisant suite à des colloques sur des thèmes rebattus ou à la mode. (...)
En économie, on dit que "la mauvaise monnaie chasse la bonne". Dans le monde de l’université ou de l’érudition, c’est un peu semblable : les livres poubellisés noient les ouvrages essentiels. (...)
La "poubellication" fait du lecteur un pigeon acheteur ou un accélérateur de carrières. Les livres universitaires poubellisés ne sont pas faits pour être lus et d’ailleurs ne le sont pas. (...)
Les carrières fondées sur la "poubellication" sont fréquentes. Les évaluations entre collègues sont souvent, par nécessité, réduites à des évaluations du poids des publications. (...)
L’université a rejoint la situation commune de l’édition. Les critères néolibéraux d’évaluation des carrières, au nom de l’excellence, terme galvaudé et souvent vide de sens, favorisent précisément le contraire de la qualité ou de l’excellence. (...)
Les auteurs de littérature trash cachent leur mépris du public derrière un souci pseudo-démocratique : "tout le monde a le droit de lire ce qu’il (ou elle) veut", qui sonne un peu comme "tout le monde a le droit de manger la junk food qu’il veut". (...)
Internet a bien sûr banalisé la "poubellication" et aujourd’hui les sphères littéraires, universitaires et le monde de l’édition sont condamnées à faire du quantitatif, à briser les frontières entre qualité et déchets pour des raisons, soit commerciales, soit de carrières. La presse a dû se "pipoliser" pour tenter d’arrêter la chute de ses ventes, le monde de l’édition vit de la vente de produits trash pour sauver le reste et l’université à l’ère de la reproduction numérique (clin d’œil à Walter Benjamin ) est aussi happée par le monde du déchet poubellisé qui se fait passer pour une manifestation de l’excellence. Le postmodernisme qui a aboli les frontières entre culture de masse (nécessairement commerciale) et culture savante est un agent multiplicateur de la "poubellication".