
Le monde universitaire en appelle aux libertés académiques mais l’idée, méconnue, peine à fédérer large dans un climat de suspicion.
L’université est-elle muselée ? L’idée d’une parole académique à l’autonomie de plus en plus menacée, et de chercheurs entravés, a enflé ces dernières années. Au point que des enseignants-chercheurs, des collectifs, des revues ou des laboratoires en appellent aujourd’hui à sauvegarder les “libertés académiques”.
Jusqu’à présent, c’est une instance paritaire, le Conseil national des universités, qui avalisait les recrutements. Cette qualification par les pairs est aujourd’hui remise en cause, ce qui détricote non seulement tout un pan de l’équilibre symbolique à la fac, mais aussi une forme de garde-corps intellectuel, qui visait à se prémunir par exemple de court-circuits, de passe-droits, ou de nominations très politiques à l’heure où les postes se font plus rares, et les candidats bardés des diplômes ad hoc toujours plus nombreux.
Tous ces méandres sont plutôt opaques au grand public, qui dans l’ensemble connaît peu de choses du monde universitaire. Et qui ne tend pas forcément plus l’oreille quand c’est à la liberté académique que les intéressés en appellent. La notion-même de liberté académique est très méconnue, et ne fait guère l’objet de débats en France. Or elle est historiquement centrale dans l’équilibre à la fois intellectuel et institutionnel de l’enseignement supérieur en France. Elle pose en fait le principe d’une autonomie de la recherche, et d’une liberté de parole des enseignants dans le supérieur. (...)
C’est sous cette lumière qu’il faut aussi prendre la mesure de la mobilisation récente pour les libertés académiques, qui s’enclenche dans la foulée de la contestation de la réforme de l’enseignement supérieur, de la hausses des frais d’inscription à l’idée d’une science objectivement utile, capable de rendre des comptes… et pas trop critique. Ainsi, des initiatives comme la grève des revues (de sciences humaines et sociales pour l’essentiel) il y a un an, ou l’apparition d’écrans noirs en guise de profils de professionnels du supérieur sur les réseaux sociaux, il y a quelques jours, ne rallient pas seulement depuis une défense corporatiste d’acquis et de façons de faire, ou des chiffres qui donnent corps à la fonte des postes dans le supérieur à une époque où la population étudiante explose pourtant.
Ces relais de la mobilisation, mois après mois et le plus souvent à bas bruit, sont aussi à regarder comme une tentative de se rassembler contre ce que le monde du supérieur perçoit comme une offensive généralisée, qui s’incarne dans des tours de vis budgétaires mais se nourrit du discrédit ambiant. Pour de nombreux professionnels du supérieur mobilisés contre la LPPR, les réformes statutaires et les économies à venir sont directement ancrées dans une certaine vision à charge du monde académique qui a pu fleurir dans la classe politique.
Les sciences humaines et sociales dans l’oeil du cyclone
En fait de “monde universitaire”, ce sont souvent les sciences humaines et les sciences sociales qui sont le plus visées. (...)
c’est là qu’on produirait une recherche “trop militante”. Ou carrément "complice". La charge n’est pas complètement inédite : c’est de cette perception-là qu’était déjà ourlée la saillie de Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, qui dénonçait “l’excuse sociologique” en novembre 2015 après d’autres attentats islamistes (...)
Sur la scène médiatique, certains concepts sont aujourd’hui montrés du doigt - au risque d’empiler les contresens et les raccourcis expéditifs. Cette immixtion dans le champ scientifique n’est pas seulement hasardeuse sur le plan du sens : elle est aussi désastreuse en termes de respectabilité de la discipline aux yeux du grand public, inondé comme jamais de notions souvent mobilisées à la hache, tordues plutôt qu’expliquées, et rarement remises dans leur contexte. C’est le cas de l’intersectionnalité, ou par exemple encore, de l’islamophobie.
Même si le climat s’est tendu, et que les positions ont pu se raidir, ces anathèmes-là, indignes au regard des critères de la démarche scientifique, ne font pas partie du débat d’idées et de l’affrontement scientifique qui peut exister au sein des facs et des laboratoires. Ils ressortent plutôt du monde politique et médiatique, où l’on pointe comme jamais auparavant la responsabilité des sociologues dans l’explosion de violence, ou l’escalade islamiste… quitte à mélanger volontiers la loupe et la cause, l’explication, et l’origine.
En réalité, le concept d’intersectionnalité n’est au fond qu’un outil pensé pour articuler ensemble plusieurs discriminations dont sont susceptibles de faire les frais certaines personnes qui cumulent les stigmates et, par exemple, les femmes, issues de quartiers populaires, et noires. C’est-à-dire, une approche, une façon de regarder comment le quotidien des unes et des autres peut être imprégné de la façon dont leur sort s’insert dans la société. C’est face à ces intrusions extraterritoriales de la politique et parfois du brouhaha dans le champ des concepts et sur le terrain de travaux que tout le monde n’a sans doute pas lu, que de nombreux chercheurs invoquent aujourd’hui la liberté académique. Ils l’invoquent avec d’autant plus d’urgence qu’aux yeux du mouvement mobilisé, le train de réformes en cours, jusque dans ses ressorts institutionnels, empêche de garantir sereinement la marge de manœuvre nécessaire à ces travaux. (...)
Fausse science et idées totalitaires
Or le discrédit ambiant, et un climat plus général qui pose au fond la question de la légitimité de certaines disciplines, a cornerisé une partie du monde académique. De batailles de chapelles grossies à la loupe médiatique en procès en fausse science, on ne débat pas même du bien fondé de certaines grilles de lecture, ou de leur usage. Mais finalement de la légitimité des chercheurs à s’exprimer. (...)
L’opinion publique n’existe pas, disent les sociologues critiques. La preuve ? Hors des facs, personne ou presque pour élever la voix sur le sort fait à ceux qui en décortiquent les ressorts.