
Chère Christine Angot,
Vous avez réussi, samedi 1er juin dans « On n’est pas couché », à insulter la mémoire des victimes de la traite négrière et de l’esclavage, tout en salissant celle des victimes de la Shoah, de tous les génocides, qui méritent un autre respect que celui dont vous vous imaginez l’étendard en les citant à comparaître sur la scène bancale de vos élucubrations au sujet de « la concurrence des mémoires ».
Ce tour de force vous a valu bien des misères sur les réseaux sociaux. En choisissant l’attaque personnelle, en se vautrant dans la bêtise et la haine (souvent conjointes), certains commentaires qui vous ont été adressés déshonorent leurs auteurs. D’autres, par leur pertinence intellectuelle, historique, par les preuves qu’ils ont produites, mettent en lumière l’inanité de votre raisonnement.
Je vous invite notamment à lire le fil pédagogique de la philosophe Marylin Maeso, qui démonte vos arguments un à un, en toute rigueur, sans esprit de polémique. (...)
Si vous n’en avez pas le temps, regardez donc cette vidéo de Claudy Siar, animateur de RFI, inspirateur de la « génération consciente » : vous entendrez peut-être, dans sa voix blessée et néanmoins sereine, ce que vos propos ont d’inacceptable, a fortiori sur une chaîne du service public, a fortiori dans une émission d’aussi grande écoute. (...)
Ce qui m’intéresse ici, c’est la cause de cet aveuglement dont vous n’êtes, hélas, pas la seule à être affligée. D’où vient cette inconscience collective ? De quel mal est-elle le symptôme ?
En prélude à votre longue diatribe, qui est aussi et surtout un crash particulièrement pénible à regarder, vous dites ceci : « Les vrais antisémites […], on sait où ils sont, on les repère tout de suite […]. Mais il y a tous ceux qui parlent sans savoir ce qu’ils véhiculent comme message. »
Comment, avec votre culture et votre intelligence, avec vos convictions politiques, ne voyez-vous pas que ces mots, « ceux qui parlent sans savoir », ne s’appliquent à personne mieux qu’à vous ?
Dans un article récent, j’ai repris le concept d’innocence, développé par James Baldwin au sujet des progressistes blancs aux États-Unis, pour montrer dans quelle mesure les gens se disant de gauche ont tendance, en France, à envisager le racisme comme un objet extérieur, un mal qui ne saurait faire partie de ce qu’ils sont. (...)
L’innocente, en l’occurrence, n’est autre que vous.
Sur le plateau d’« On n’est pas couché », le jeu de rôle télévisuel fait de vous la voix de gauche, une incarnation de la conscience progressiste, que d’autres figures médiatiques ont incarnée et incarneront.
Votre innocence, vous qui êtes censée représenter ce « camp du bien » raillé par les éditorialistes conservateurs, consiste à hiérarchiser les crimes contre l’humanité. Elle est de déduire de la spécificité historique de la Shoah la quantité supérieure de souffrances qui en découle selon vous. Elle est d’ignorer la spécificité historique du commerce transatlantique et de l’esclavage, tout en proférant des choses tout à fait obscènes sur la quantité de souffrances qui s’y rattache, toujours selon vous. (...)
Comment, vous pour qui les mots sont à la fois des outils de travail et un matériau, une façon de vous raconter et de comprendre les autres, pouvez-vous vous exprimer avec une telle désinvolture sur des sujets aussi graves ? (...)
Vos mots, par la légèreté de leur assemblage, forment à la fois une offense et un dangereux combustible. Votre aveuglement sur le racisme, partagé par nombre de bonnes consciences françaises, ouvre la porte à bien des ressentiments. Votre refus de voir les Afro-Français comme les héritiers du viol colonial dessine un espace pour bien des théories du complot.
Votre rejet de la conscience historique, dévaluée ici en « repentance », là en « exercice de culpabilisation », hystérise les positions et empoisonne la réflexion sur notre passé colonial, alors même que des avancées importantes ont eu lieu en la matière ces dernières années, comme en témoignent les nouveaux manuels scolaires. (...)
Votre ignorance volontaire nous fait du mal. Elle est un exemple de ces angles morts de la mémoire et de l’imaginaire coloniaux qui doivent être investis par le travail critique et une multiplicité de points de vue. Penser la continuité entre racisme, exploitation néocolonialiste, colonisation, traite, esclavage, ce n’est pas être prisonnier du passé : c’est inventer un avenir habitable par nous tous.
Je termine, chère Christine Angot, par l’un de ces télescopages que seule l’actualité a le pouvoir d’organiser.
Quelques jours avant votre intervention sur France 2, une équipe de chercheurs a retrouvé l’épave du Clotilda, un bateau négrier, dans les eaux boueuses du fleuve Mobile, en Alabama. Certains doutaient de son existence.
Le refoulé, vous ne pouvez ignorer cela, finit toujours par remonter à la surface et nous crever les yeux.
Lire aussi : Christine Angot et l’esclavage : “Un discours idéologique et non informé”
Christine Angot a déclenché une polémique suite à ses propos sur l’esclavage dans On n’est pas couché le 1er juin. Myriam Cottias, historienne et directrice du Centre international de recherches sur les esclavages et post-esclavages, décrypte. (...)
Christine Angot a dénoncé la concurrence des mémoires entre la Shoah et l’esclavage en expliquant que dans l’esclavage, "l’idée, c’était qu’ils (les esclaves) soient en pleine forme (...), en bonne santé". Sur le fond, qu’en pensez-vous en tant qu’historienne ?
Myriam Cottias – On est face à un discours idéologique et non informé. Il est très aisé de lui répondre sur le prétendu "bon état" des esclaves, simplement en donnant quelques chiffres. La durée moyenne de vie en plantation à Saint-Domingue est de huit ans, en Martinique de quinze ans. (...)
Les esclaves sont des humains considérés comme des biens meubles, dans un système où la taxinomie raciale et la hiérarchie des races sont établies. Autant de choses qui infirment totalement ce que dit Christine Angot. Et d’ailleurs, comment l’esclavage et la traite ont-ils pu être déclarés crimes contre l’humanité si les conditions de vie étaient si extraordinaires que ça ? On est dans de l’idéologie. C’est sur la fonction de ce discours idéologique qu’il faut s’interroger – un discours qui nie la violence. A quoi sert-il ? C’est ça la question.
Sur le plateau, il n’y a pas de réaction particulièrement outrée à ses propos. Franz-Olivier Giesbert abonde même dans son sens. Comment l’expliquez-vous ?
Personne ne bouge, c’est absolument ahurissant. Il y a une sorte de consensus poli autour de ce qu’elle déclare. Mais il y a une dynamique de coût et de profit : Franz-Olivier Giesbert est content car elle apporte de l’eau à son moulin à lui. Tout est vu d’un point de vue individuel et non pas d’un point de vue historique, ni même du point de vue d’un bienfait commun. Sommes-nous dans un consensus révisionniste ou négationniste vis-à-vis de l’histoire de l’esclavage ? La question peut se poser finalement. (...)
Christine Angot présente ses excuses après la polémique suscitée par ses propos sur l’esclavage dans #ONPC samedi :
« (...) Je n’ai pas su trouver les mots. Je le regrette. Mon travail est de me faire comprendre. Je m’excuse d’y avoir échoué. (...) »
75 2:45 PM - Jun 4, 2019
(...) Ce n’est pas parce qu’on parle d’une horreur de l’histoire qu’on exclut une autre horreur. Ce n’est pas parce qu’on parle de l’histoire de la Shoah qu’il ne faudrait pas parler de l’histoire de l’esclavage. Les phénomènes de violence historique et de négation de l’humain que sont aussi bien la Shoah que l’esclavage doivent être recontextualisés. On doit réfléchir sur ce qui produit ces horreurs. Il est nécessaire qu’il y ait une juste reconnaissance des phénomènes de radicalité de la violence. Cette affaire de concurrence des mémoires est un échec à penser l’histoire dans sa globalité. Il est nécessaire de sortir de ça. (...)
C’est nécessaire parce que ça nourrit des ressentiments : cette impression qu’on ne parle que de la Shoah, et que parler de l’histoire de la Shoah nie l’histoire de l’esclavage est un problème. Les termes ne devraient pas être posés ainsi. Rappelons le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire en 1950, dans lequel il disait en substance que c’est parce que l’Europe n’a pas été en mesure de reconnaître l’horreur de l’esclavage, que finalement la Shoah a été possible ("La vérité est que, dans cette politique, la perte de l’Europe elle-même est inscrite, et, que l’Europe, si elle n’y prend garde, périra du vide qu’elle a fait autour d’elle", écrit Aimé Césaire, ndlr). En ne réfléchissant pas sur les mécanismes qui produisent de la violence extrême et de l’inhumanité, on autorise à ce que ce mécanisme se reproduise et se déplace dans d’autres domaines. C’est un texte fondamental. (...)
quand le politique intervient sur l’histoire, généralement, ça produit des catastrophes. Le politique ne réfléchit pas sur le sujet, il réfléchit en fonction de ses propres intérêts. Le discours qu’il produit n’est ni scientifique, ni balancé : il répond à des objectifs qui sont ceux de la politique au moment où ça se passe. (...)